HISTOIRE DU CINÉMA
mon cinéma à moi
SIMENON AU CINÉMA (période: 1932-1980)
Plus encore que Balzac, Dumas, Zola ou Maupassant, c’est Georges Simenon qui est l’écrivain le plus adapté par le cinéma français. Il est un peu pour les metteurs en scène l’équivalent de ce que le roman noir de Chandler ou d’Hammett fut pour ceux de l’Amérique : l’occasion d’un coup de projecteur sur telle ou telle couche de la société, par le biais de l’enquête policière, voire du simple fait divers.
Au total, c’est plus d’une quarantaine de films français qui ont trouvé leur point de départ dans l’œuvre du créateur du fameux commissaire Maigret. Les « Maigret », une quinzaine, sont d’ailleurs beaucoup moins nombreux que les autres romans de Simenon à avoir subi l’adaptation cinématographique. Mais c’est par eux que tout a commencé, avec dix ans d’avance.
MAIGRET ENQUÊTE…
Il est curieux de remarquer que le commissaire Maigret fait ses débuts à l’écran en 1932, c’est-à-dire l’année même où Simenon se voit reconnaître le statut de « grand écrivain », par les premiers articles de René Lalou, Robert Brasillach et Jean Cassou, en attendant ceux d’Edmond Jaloux et Ramon Fernandez, en 1933, et la consécration suprême du Temps et d’André Thérive en 1935. Donc, en 1932, coup sur coup, le commissaire Maigret apparaît trois fois au cinéma. La première apparition, sous les traits d’Abel Tarride, dans Le Chien jaune de Jean Tarride, n’a laissé aucune trace dans les mémoires. Il en va autrement de La Nuit du carrefour, qui est aussi et surtout un film de Jean Renoir. Film malchanceux, au demeurant, puisque par la faute d’une bobine rendue inutilisable, le film sortit incomplet, ce qui nuisit quelque peu à son intelligibilité et à son succès. Néanmoins, c’est à juste titre que Claude Gauteur estime (dans son étude parue dans L’Avant-scène, n° 235) que « La Nuit du carrefour est le seul Maigret, du grand comme du petit écran, à offrir une équivalence cinématographique réussie de la fameuse atmosphère simenonienne. » C’est Pierre Renoir qui interprétait Maigret, et sa création demeure une des plus satisfaisantes qu’on ait vues.
Il faut noter que ces deux premiers films sont les seuls auxquels Simenon mit la main lui-même directement, en participant à l’adaptation. Par la suite, il se désintéressa totalement de ce que les cinéastes purent faire de ses romans. Le troisième Maigret de 1932 fut La Tête d’un homme, de Julien Duvivier, où s’illustra Harry Baur qui, physiquement, fut sans doute l’interprète le plus proche du modèle, dans un film, par ailleurs d’excellente qualité, qui montrait bien les milieux du Montparnasse de l’époque.
Après ces débuts somme toute encourageants, Maigret disparut pourtant de l’écran pendant dix ans (il est vrai qu’entre 1934 et 1942 son auteur le délaissa également, au profit de ses romans « sérieux »). Ce n’est qu’en 1942 que le cinéma retrouva Maigret, sous les traits inattendus d’Albert Préjean, un Maigret imberbe, svelte et sportif qui de son original n’avait guère conservé que la pipe. Il y eut trois films, tous trois produits par la firme allemande Continental, grande consommatrice d’histoires policières (Steeman et Pierre Véry furent aussi mis à contribution) : Picpus (1942), Cécile est morte (1943), Les Caves du Majestic (1944). Les deux premiers furent adaptés par Jean-Paul Le Chanois, le troisième par Charles Spaak. Tandis que Maurice Tourneur réalisait le deuxième, le moins mauvais des trois, les deux autres étaient dus à Richard Pottier, cinéaste plus prolifique que talentueux. Ces trois œuvres sombrèrent rapidement dans l’oubli.
En 1949, une curieuse coproduction franco-américaine, réalisée par le comédien Burgess Meredith, L’Homme de la tour Eiffel, permit de retrouver Maigret sous les traits de Charles Laughton. Il s’agissait d’un remake de La Tête d’un homme, qui ne fit pas oublier le film de Duvivier, pas plus que Laughton Harry Baur, tant sa composition était outrancière, voire caricaturale. Brelan d’as (1952 d’Henri Verneuil, laisse un regret, celui du Maigret qu’aurait pu être Michel Simon. Dans ce film à sketches, dont un seul était tiré de Simenon, le grand acteur incarnait le commissaire dans une adaptation d’une excellente nouvelle. « Le Témoignage de l’enfant de chœur ». Ce n’était qu’une ébauche, mais elle était remarquable, et, chose très rare, elle recueillit l’approbation de Simenon lui-même, qui admirait fort le comédien. Autre film à sketches, Maigret dirige l’enquête (1954) de Stany Cordier, avec Maurice Manson.
Avec la rencontre de Gabin et Maigret, c’est une nouvelle période, moins creuse que la précédente, qui s’ouvre en 1957. Elle eut lieu à l’occasion de Maigret tend un piège, réalisé par Jean Delannoy, sur des dialogues de Michel Audiard. La formule rencontra le succès et, en 1959, le trio Gabin Delannoy-Audiard récidiva avec Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, qui adaptait un des premiers romans à succès des débuts (1932 exactement). Enfin, seul avec Préjean à avoir joué le personnage trois fois, Gabin fut encore le commissaire dans Maigret voit rouge (1963), réalisé par Gilles Grangier (dialogues de Jacques Robert), d’après « Maigret, Lognon et les gangsters ». Le succès s’épuisant, il n’y eut pas de quatrième expérience. Gabin fut-il un Maigret conforme au héros des romans ? Simenon semble le penser quand il déclare : « Gabin a fait un travail hallucinant. Ça me gêne du reste un peu, parce que je ne vais plus pouvoir voir Maigret que sous les traits de Gabin. » Sincérité ou politesse ? On serait tenté d’approuver Jacques Siclier écrivant : « Le mythe littéraire est trop fort pour s’incarner autrement que dans l’imagination des lecteurs… A l’écran, les deux mythes [Maigret et Gabin] se recouvrent et s’annulent respectivement, laissant place à un personnage de pure composition. »
Plausible ou non, Gabin fut en tout cas le dernier Maigret français au cinéma. Après lui, il y eut encore l’Allemand Heinz Rühmann et l’Italien Gino Cervi dans deux médiocres coproductions allemande (1966) et italienne (1967), vite oubliées, Depuis, le célèbre commissaire attend de retrouver un visage au cinéma. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
« ATMOSPHÈRE ! … »
Si Maigret a déserté depuis longtemps les salles obscures, Simenon, lui, n’a pas cesse d’y être bien présent. On sait que son œuvre, à côté des enquêtes du fameux commissaire, comprend toute une série de romans, presque deux fois plus nombreux, et parmi lesquels se trouvent ses plus authentiques chefs-d’œuvre. C’est dans cette masse quasi inépuisable que les cinéastes n’ont pratiquement jamais cessé de puiser. Pourtant, ils ont mis un certain temps avant de la découvrir, puisque, si les premiers Maigret furent adaptés dès 1932, les autres romans de Simenon ne commencèrent à l’être qu’à partir de 1941, pour sortir en 1942. C’est encore la Continental, sans doute sous l’impulsion de son directeur artistique, Henri-Georges Clouzot, qui créa le mouvement, avec un petit film anodin de Jean Dréville, Annette et la dame blonde, vite promis à l’oubli (on avait prévu Danielle Darrieux, on eut Louise Carletti… ). Suivit une autre bluette insignifiante, La Maison des sept jeunes filles (1941) d’Albert Valentin, avant de voir surgir une œuvre d’une tout autre envergure : Les Inconnus dans la maison (1941), qui fut un des premiers grands succès de l’Occupation et de la Continental.
Réalisé par Henri Decoin, le film doit beaucoup à Clouzot, qui en a fait un modèle d’adaptation intelligente, insérant des scènes de son cru dans les « blancs » du roman comme la fameuse plaidoirie finale, dont Raimu fit un morceau de bravoure mémorable, et dont on ne trouve pas trace dans le livre. Le commentaire, dit en voix « off » par Pierre Fresnay, contribuait beaucoup aussi à restituer l’atmosphère oppressante du livre. Simenon fut rarement aussi bien servi au cinéma que par ce film qui adaptait un de ses meilleurs romans. Ce fut encore le cas, l’année suivante, avec Le Voyageur de la Toussaint (1942). Il s’agit également d’un de ses livres les plus forts, avec une peinture féroce de tout un clan de bourgeoisie provinciale, tramant de noirs complots familiaux, à base d’intérêts sordides, à l’abri de respectables demeures. La réalisation était de Louis Daquin, metteur en scène probe et sans génie ; là encore, le film devait beaucoup à son adaptateur-dialoguiste qui, cette fois, était Marcel Aymé, dont le travail fut remarquable. Il y a chez ce dernier tout un courant qui le rapproche de Simenon, et les affinités entre les deux hommes ont joué dans un sens favorable.
A côté des deux films précédents, Monsieur La Souris (1942), adapté par Marcel Achard et réalisé par Georges Lacombe, paraît assez incolore, malgré la présence de Raimu. Quant à L’Homme de Londres (1943) d’Henri Decoin, il était, comme toujours, fort bien réalisé, mais une adaptation d’une grandiloquence tout à fait déplacée, due à Exbrayat, parvenait à compromettre le travail du metteur en scène. L’ouverture était néanmoins remarquable, et rarement la fameuse atmosphère fut aussi bien rendue.
On notera que, si on ajoute les trois Maigret-Préjean, cela fait neuf romans de Simenon qui ont été réalisés entre 1941 et 1944, comme s’il avait existé une consonance secrète entre cette période à l’atmosphère lourde et ce qu’au même moment Brasillach appelait « le sens du tragique social » de l’écrivain. Qu’un film comme Les Inconnus dans la maison ait été interdit à la Libération n’est pas totalement inexplicable… Mais après la guerre les cinéastes ne délaissèrent nullement Simenon. En 1946, il y eut Panique, adaptation par Spaak et Duvivier des « Fiançailles de M. Hire », il y eut aussi Dernier Refuge de Marc Maurette, d’après « Le Locataire », dont une première adaptation, sous le même titre, avait été entreprise mais inachevée au printemps 1940, et qui ne fut pas une réussite. Le dernier Simenon des années 1940 fut La Marie du port (1949), pratiquement le dernier bon film de Carné, où Gabin était égal à lui-même, sans plus, tandis que Nicole Courcel faisait une remarquable petit garce, comme le romancier en a peint un certain nombre. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
QUELQUES RÉUSSITES POUR DE NOMBREUX « RATAGES »
Les années 1950 virent le cinéma recourir à son œuvre, presque autant que la décennie précédente. Elles s’ouvrirent sur un coup d’éclat grâce à La Vérité sur Bébé Donge (1951). Encore une réussite littéraire et encore une remarquable réalisation d’Henri Decoin, décidément bien inspiré par le romancier. L’interprétation, très homogène, était dominée par le couple vedette Gabin-Darrieux, et l’adaptation (de Maurice Aubergé, scénariste de Becker) était un modèle de fidélité non littérale. Par contre, la fidélité n’était pas le fort du film suivant, Le Fruit défendu (1952) d’Henri Verneuil, qui dénaturait passablement le célèbre « Lettre à mon juge », pour donner un rôle à Fernandel, qui n’était guère le personnage. En 1952 encore, un autre très bon roman, « La neige était sale », était carrément massacré par le cinéaste argentin Luis Saslavsky.
On peut passer rapidement sur Le Sang à la tête de Gilles Grangier (d’après « Le Fils Cardinaud ») en 1956, et sur le plus que médiocre Passager clandestin (1957) de Ralph Habib. Par contre, en 1958, Autant-Lara réussit un de ses meilleurs films avec En cas de malheur, comme le souligna François Truffaut lui-même, qui y voyait « un film plus intelligent que beau, plus adroit que noble, plus rusé que sensible ». Jugement ambigu, certes, mais enfin l’éloge y était, même de mauvaise grâce…
La période 1960-1965 est assez décourageante, quoique féconde. On y trouve des « véhicules » pour Gabin, Le Baron de l’écluse (Jean Delannoy, 1960) et Le Président (Henri Verneuil, 1960) ou Lino Ventura, Le Bateau d’Émile (Denys de La Patellière, 1961) ; Jean-Pierre Melville fait un de ses plus mauvais films en manquant complètement L’Aîné des Ferchaux (1962), roman admirable, et Marcel Carné fait de même avec Trois Chambres à Manhattan (1965), que Renoir avait voulu réaliser avec Leslie Caron dans le rôle échu à Annie Girardot. Au milieu de tous ces ratages, on peut toutefois signaler un film intéressant : La Mort de Belle (1960) d’Édouard Molinaro. L’adaptation et les dialogues étaient de Jean Anouilh, dont l’univers personnel, tout comme celui de Marcel Aymé, se concilie fort bien avec celui de Simenon, avec qui il n’est pas sans parenté. Jean Dessailly, révélé dix-huit ans plus tôt par Le Voyageur de la Toussaint, y retrouvait un rôle de premier plan, que le cinéma lui a rarement accordé.
Mis à part Bertrand Tavernier qui, grâce à L’Horloger de Saint-Paul (1973), tiré de « L’Horloger d’Everton » transposé à Lyon, faisait des débuts extrêmement prometteurs, un metteur en scène surtout s’est intéressé depuis dix ans aux romans de Simenon, Pierre Granier-Deferre. Il a tourné successivement Le Chat (1971), La Veuve Couderc (1971), Le Train (1973) et L’Etoile du Nord (1982), nouvelle version du « Locataire ». Ces films ont tous des qualités, mais aucun ne satisfait pleinement et n’égale, par exemple, les réussites de Decoin, voire de Daquin.
Malgré des interprètes comme Gabin, Simone Signoret ou Romy Schneider, ils manquent de vie et le secret de la fameuse « atmosphère » semble aujourd’hui perdu. C’est aussi le cas pour les nombreuses adaptations de Simenon réalisées à l’étranger depuis longtemps. Il y a eu en effet des Simenon anglais comme The Man who watched trains go by (L’homme qui regardait passer les trains) d’Harold French (1951) ou américain comme The Bottom of the bottle (Le Fond de la bouteille, 1955) ou The Brothers Rico (Les Frères Rico, 1957), respectivement de Henry Hathaway et Phil Karlson. Les réussites sont encore plus rares que dans les adaptations françaises. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
DE LA DIFFICULTÉ D’ADAPTER SIMENON
On peut se demander pourquoi un auteur si aimé des cinéastes n’est à l’origine, finalement, que d’un assez petit nombre de bons films. Y aurait-il un vaste malentendu, dans la croyance qui veut que Simenon soit l’auteur cinématographique par excellence ? En dépit des apparences, cet écrivain serait-il peu adaptable à l’écran ? Et si oui, pourquoi ?
Toutes ces questions méritent en effet d’être posées. La réponse se trouve peut-être dans une étude du critique belge Robert Poulet qui constate : « Presque tous les récits de Simenon commencent par cent pages magistrales, auxquelles on assiste comme à un phénomène naturel, et à l’issue desquelles on se trouve infailliblement devant une certaine quantité de matière vivante, dont un autre Simenon s’empare alors pour en tirer des surprises et des drames, beaucoup moins habilement. De fait, ce rénovateur du roman policier, qui n’est qu’action, se sent mal à l’aise dans l’action. C’est dans la peinture des états qu’il triomphe. » Et, poursuivant, il explique pourquoi l’univers de Simenon est « un univers statique », ce que confirme en effet l’analyse de maints romans fameux.
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