TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Cinéaste méticuleux et profondément humaniste, Jacques Becker transforme en 1954 une banale œuvre de commande en monument du cinéma policier, et offre à Jean Gabin de trouver un second souffle dans une carrière languissante.
Pour bien mesurer la place cruciale qu’occupe Touchez pas au grisbi, film du milieu des années 1950, dans la carrière de Jean Gabin, il faut se souvenir du statut qui était le sien quelque quinze ans plus tôt : celui d’acteur le plus populaire de tout le cinéma français. Qu’on en juge : de 1934, année de Maria Chapdelaine, à 1941, celle de Remorques, Gabin a tourné pas moins de seize films, dont cinq avec Julien Duvivier, trois avec Jean Renoir, deux avec Marcel Carné, et deux avec Jean Grémillon. En un mot, il est devenu l’acteur fétiche des plus grands cinéastes de l’époque, qui préfèrent retarder le début d’un tournage plutôt que de travailler avec quelqu’un d’autre. Et pour couronner le tout, le public semble ne pas pouvoir se lasser de son « Pépé le Moko »…
Mais la guerre survient, menant Gabin aux États-Unis, puis en Algérie au sein des Forces Alliées. Et l’acteur a beau rentrer en héros, le redémarrage de sa carrière s’avère problématique. Les temps ont changé, tout comme le goût d’un public ayant traversé les années de l’Occupation. Des quatre films tournés par Gabin entre la Libération et 1949, aucun ne lui permet de retrouver sa place d’avant-guerre – pas même La Marie du port, de Marcel Carné. Et si les films du début des années 1950 permettent à l’acteur de revenir sur le devant de la scène, on est loin encore des triomphes passés. Jusqu’à ce 1er mars 1954, jour où Touchez pas au grisbi va permettre à Gabin de redevenir l’acteur favori du public français. Un rang qu’il ne quittera plus. [Éric Quéméré]
Lorsque le cinéaste lit en 1953 le roman d’Albert Simonin, gros succès de la Série Noire, il y voit aussitôt un sujet susceptible d’intéresser le public. Il faut dire que Becker a été très impressionné par la réussite de son ami Clouzot : Le Salaire de la peur obtient la Palme d’or en 1953, Et le cinéaste se dit qu’il doit être capable, lui aussi, de retrouver les faveurs des spectateurs et, par voie de conséquence, cette confiance des producteurs qui s’est émoussée depuis l’échec commercial de ses deux derniers films. Il contacte donc Simonin pour lui proposer d’écrire avec, lui et, son coscénariste habituel (Maurice Griffe) une adaptation de son livre. L’écrivain accepte et encourage même le cinéaste à s’éloigner du texte original : « Pendant le travail d’adaptation, c’est lui qui tenait le moins à respecter son bouquin » Becker enlève donc du scénario les répliques argotiques du livre et choisit d’approfondir l’étude de caractère des deux personnages masculins principaux (Max et Riton) au détriment de l’action, privilégiée dans genre de film. Becker utilise en effet l’argument prétexte d’un affrontement entre deux bandes rivales (celle de Max et celle d’Angelo) pour traiter surtout d’une amitié entre deux truands vieillissants (Max et Riton) brisée par la trahison d’un tiers : Angelo.
Pour le choix des deux acteurs principaux, Becker hésite longuement. Il pense d’abord à Daniel Gélin pour le rôle de Max. Mais l’acteur, avec qui il travaille depuis 1949, refuse. Il pense aussi à François Périer, avant de comprendre progressivement que le personnage de Max, tel qu’il est conçu, nécessite un interprète plus âgé. On lui conseille alors Gabin qui est sous contrat pour deux films avec Del Duca, la maison de production de Touchez pas au grisbi. Le cinéaste éprouve d’abord une certaine réticence vis-à-vis de l’acteur qu’il connaît bien et qu’il apprécie depuis Les Bas-Fonds et La Grande Illusion, mais qui incarne pour Becker une période révolue du cinéma français. Le comédien n’a pas « retrouvé » son public d’avant-guerre depuis son retour des Etats-Unis. Becker finit tout de même par faire lire le scénario à Gabin, qui accepte aussitôt le rôle.
Le cinéaste comprend alors tout le parti qu’il va pouvoir tirer de l’image vieillissante de l’acteur, aux cheveux grisonnants. Le film va devenir aussi une réflexion sur les premiers stigmates de l’âge (les lunettes pour lire, la peau du cou qui se détend, les poches sous les yeux, une certaine lassitude sexuelle…) : tout ce que Touchez pas au grisbi n’aurait pu être avec des acteurs plus jeunes comme Périer ou Gélin. II y a probablement aussi dans cette hésitation à propos de Gabin une dimension autobiographique que le cinéaste ne souhaitait pas d’emblée et qui apparaît inévitablement avec un acteur proche de l’âge du réalisateur. Becker est né en 1906, Gabin en 1904…
Max étant choisi, il faut trouver un comédien qui puisse incarner son ami Riton. C’est Gabin qui présente à Becker René Dary qui avait justement eu ses heures de gloire sous l’occupation dans des rôles que Gabin, parti en Amérique, na pouvait plus tenir. Et c’est encore Gabin qui présente au cinéaste son son ex-femme, Gaby Basset, pour jouer Marinette, la femme de Paul Frankeur dans le film. Pour incarner les jeunes filles qui accompagnent Max et Riton, Becker engage les deux jeunes actrices Jeanne Moreau et Dora Doll.
L’équipe de comédiens au complet, le film est tourné dans les studios de Billancourt, excepté quelques extérieurs en région parisienne et niçoise pendant l’automne 1953. Le tournage se déroule avec une équipe technique que Becker connaît bien : Jean d’Eaubonne au décor, Pierre Montazel à l’image, Colette Crochot pour le script… et toujours Marguerite Renoir au montage. Marc Maurette, ancien assistant de Becker sur ses trois premiers films, est de retour, aidé par Jean Becker, fils aîné du cinéaste qui fait ses premières armes. La célèbre musique à l’harmonica et au piano est de Jean Wiener.
Si le film est resté en bonne place dans la mémoire des cinéphiles, c’est évidemment moins pour ce qui relève proprement au film de genre que ce par quoi il s’en éloigne ou s’en différencie. Malgré son souhait de retrouver le public, Becker n’oublie pas pour autant d’affirmer son style. S’il respecte, notamment dans l’épilogue, les impératifs du film de gangsters (il y a effectivement une poursuite en voiture entre deux bandes rivales, des coups de mitraillette, des morts… ), la première moitié du récit montre qu’il s’intéresse surtout à décrire, comme à l’habitude, ses personnages dans leur quotidien : les repas au restaurant Bouche, les soirées dans les cabarets de Pigalle… Quand le film commence, le vol du « grisbi » est d’ailleurs terminé. On retrouve encore ici cette volonté du cinéaste de s’éloigner des conventions narratives habituelles et des effets de dramatisation caractéristiques du genre, au profit de ces scènes où les personnages existent en dehors de l’action. Marc Maurette raconte justement comment il avait été surpris de l’audace avec laquelle Becker brise le rythme trépidant du film d’action classique en insérant une séquence (qui n’est pas dans le livre) où Max, apprenant l’enlèvement de Riton, passe toute un après-midi au lit avec une jeune américaine au lieu de partir immédiatement à la recherche de son ami.
Cette distance à l’égard des principes de la narration classique se retrouve également dans cette façon de confronter ses personnages au Temps en filmant, au plus près de leur durée réelle, leurs gestes, mouvements ou actions. D’où le refus des ellipses trop longues. Touchez pas au grisbi, comme beaucoup d’autres films du cinéaste, se déroule en effet sur deux nuits. Chez Becker, il n’est pas question de franchir allègrement les années comme dans de nombreux films des années cinquante par un simple ajout de teinture grise sur les cheveux. Le Temps est là, palpable et incontournable.
Il y a dans Touchez pas au grisbi une séquence très caractéristique du style du cinéaste : le moment où Max et Riton viennent d’échapper à Angelo et sa bande qui veulent les faire parler au sujet de leur « grisbi ». Au lieu de continuer à faire monter la tension dramatique, Becker l’interrompt volontairement en consacrant un temps assez long du récit à filmer l’arrivée progressive de deux personnages dans l’appartement de Max puis leur installation autour de la table afin qu’ils s’expliquent entre eux : on les voit tartiner du pâté sur des biscottes, boire un verre de vin blanc puis enfiler leur pyjama et se brosser les dents avant de se coucher : une multitude de petits gestes quotidiens qui font de ces truands des hommes « ordinaires », comme tous les personnages de Becker.
Le réalisateur cherche donc à désacraliser l’image du gangster classique, habituellement suractif, dormant peu, toujours prêt à courir vers une autre aventure… Dans Touchez pas au Grisbi, c’est effectivement l’inverse : Max apparaît comme un truand plutôt vieillissant, fatigué et las : « Après minuit j’ai l’impression de faire des heures supplémentaires », dit-il à son ami Riton qui lui, veut toujours correspondre au mythe du séducteur noctambule avant que son ami ne lui enlève ses illusions. La scène du miroir où Max montre à Riton les signes de leur vieillissement respectif est très significative de cette démythification du héros et, par voie de conséquence, une description assez juste de Jean Gabin, star des années trente en déclin. Becker a eu là l’intelligence d’exploiter cinématographiquement ce que l’acteur était devenu en 1954 : un quinquagénaire grisonnant et empâté. Et ce, au lieu de vouloir perpétuer indéfiniment I‘image du jeune héros tragique de Quai des Brumes et du Jour se lève. En faisant admettre aux spectateurs nostalgiques du Gabin d’avant-guerre que celui-ci, comme tout le monde, a vieilli, Becker ouvre la voie aux rôles de patriarche que le comédien tiendra avec succès jusqu’à sa mort.
Dans cette volonté de désacraliser l’archétype du gangster, Becker franchit encore une étape supplémentaire lorsqu’il ose mettre à mal l’image de la virilité masculine, habituellement associé à ce genre de personnage. C’est ainsi que max avoue à Riton sa lassitude sexuelle à propos de Josy et Lola : « Et puis après faudra se les farcir (…) et j’ai pas envie, je suis fatigué. » Si le succès de Touchez pas au grisbi est à l’origine d’un nouveau genre, le polar à la française (sortiront les années suivantes ; Du rififi chez les hommes de Jules Dassin, Razzia sur la chnouf de Henri Decoin…), rares seront les films qui oseront briser de la sort l’image traditionnelle du truand.
Une des autres originalités du film est d’avoir utilisé une figure de construction de personnages que I’on rencontre davantage dans le cinéma américain que dans le cinéma français des années 1950, à savoir un duo de protagonistes masculins soudés par une amitié indéfectible. Car au fond, le vrai sujet est encore une fois le couple mais cette fois-ci un couple particulier, composé de deux amis, sans qu’il n’y ait aucune allusion homosexuelle comme dans de nombreux films noirs hollywoodiens.
On peut tout de même parler de « couple » tant Becker insiste sur le lien affectif qui relie ces deux personnages. Dès la première séquence du film, lorsque Max se lève pour aller mettre « son air » (le thème musical du film), Riton s’inquiète de son départ : « Où tu vas ? », lui demande-t-il. Le plus souvent, Becker les filme ensemble, dans le même plan, pour nous montrer à quel point Max et Riton sont indissociables. Pour évoquer la longévité de cette amitié, le vocabulaire utilisé est celui qui caractérise habituellement le couple : « Ça fait vingt ans qu’ils ne se quittent pas », dit Pierrot (Paul Frankeur) à Angelo (Lino Ventura), C’est pourquoi les personnages féminins sont aussi convenus et secondaires : ils n’ont pas de véritable utilité sinon de conforter les images stéréotypées de la garce (Jeanne Moreau), de la femme enfant (Dora Doll), de la femme mère (Denise Clair) ou castratrice (Gaby Basset). Quand on les compare avec les personnages féminins des films de couple précédents, on mesure à quel point Touchez pas au grisbi inaugure une nouvelle période nettement moins « féministe ».
Et comme dans tous les « couples », il y a une fonction attribuée à chacun des deux personnages. Si Max incarne la figure protectrice et paternelle, Riton représente plutôt le fils crédule, impatient et impulsif. Max l’entretient « Je ne compte pas l’oseille qu’il m’a fait dépenser depuis vingt ans, payer pour les avocats, payer pour sa mère, y pas une dent dans la gueule qui ne me coûte pas un maximum ! », récrimine souvent contre lui mais ne l’abandonne jamais. Quand Riton est échangé à la fin du film contre les lingots d’or qui devaient permettre à Max de prendre sa « retraite », nulle récrimination du « père », mais une petite accolade sur l’épaule qui traduit le pardon au « fils ».
Dans l’épilogue, Becker choisit à nouveau, comme pour Casque d’or, la voie de la sobriété et du dépouillement, hors de toute effusion sentimentale. Après avoir montré tout au long du film l’amitié entre ces deux personnages, il filme Max en plan rapproché, le regard hors champ, apprenant la mort de son ami Riton (comme Marie contemplant la tête de Manda coupée par la guillotine) pour mesurer le désarroi tragique de celui qui reste seul et susciter ainsi l’émotion du spectateur. [Jacques Becker : Entre classicisme et modernité – Claude Naumann – Ed. BiFi / Durante – 2001]
Lorsque Touchez pas au grisbi sort sur les écrans en 1954, le public lui réserve un triomphe : avec ses quatre millions d’entrées, ce sera le plus grand succès commercial de toute la carrière de Jacques Becker, et le film contribue à lancer la mode durable des polars « à la française ». Mais cet accueil constitue aussi une victoire personnelle pour Gabin qui, après un relatif désintérêt des spectateurs depuis la fin de la guerre, redevient soudain un acteur populaire. Même la critique, qui n’a pas toujours été tendre avec son ancienne idole, crie soudain au prodige, toute heureuse de retrouver le Gabin de Pépé le Moko ou de Quai des brumes. Peut-être ce revirement tient-il au fait que le personnage de Max le menteur combine à la fois toute la mythologie du mauvais garçon macho et fort en gueule, et la maturité d’un homme de cinquante ans qui aspire à une certaine honorabilité. Une manière pour l’acteur de passer en douceur d’un statut à l’autre, sans trop heurter son public… Quoi qu’il en soit, en recevant pour le rôle de Max un Prix d’interprétation à Venise, Gabin voit enfin une seconde carrière s’ouvrir à lui.
DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)
Bertrand Tavernier s’est longtemps souvenu d’une séquence de poursuite nocturne en voiture, qu’il a mise des années à identifier. C’était Dernier Atout, le premier film de Jacques Becker. Bertrand Tavernier commence son Voyage à travers le cinéma français avec le réalisateur de Casque d’or, de Falbalas, d’Édouard et Caroline et du Trou, montrant l’acuité de sa mise en scène, son économie de moyens, et en même temps son attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier.
TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.
CASQUE D’OR – Jacques Becker (1952)
Marie, surnommée Casque d’or pour son éclatante chevelure blonde, a un « homme », Roland, l’ébéniste, dit Belle Gueule, petite frappe appartenant à la bande de Leca, caïd de Belleville. Un dimanche, dans une guinguette à Joinville, elle fait la connaissance de Manda, voyou repenti devenu charpentier. Par provocation, elle lui demande de l’inviter à danser… Echec total à sa sortie, un classique aujourd’hui. Casque d’or évoque ce Paris 1900 des fortifs et des caboulots, des malfrats et du populo, ainsi que ce quartier de Belleville (superbes décors de Jean d’Eaubonne) qui avait alors la dimension humaine d’un village. Avec le lyrisme sec qui lui est propre, Becker décrit les rouages d’une tragédie implacable : la violence d’une passion qui lie deux amants jusque dans la mort.
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