Cosmopolite et mondain, le Grand Hôtel est un lieu de refuge pour les névroses berlinoises. Déchue, la ballerine Grousinskaya est venue y chercher une solitude salutaire. Elle surprend le baron Felix von Geigern en train de lui voler ses bijoux. Une idylle naît entre eux. Grand Hôtel est mythique. D’abord parce qu’il réunit une brochette de stars de la MGM et arbitre une course haletante entre une actrice à l’ancienne mode, héritée du muet (Greta Garbo), et une autre, beaucoup plus moderne et physique (Joan Crawford). Mais surtout, c’est ici, allongée sur un gigantesque carrelage à damier, telle une autruche neurasthénique en tutu mousseux, que Garbo dit sa réplique légendaire : « I want to be alone. » La Divine est peu crédible en ballerine, mais très convaincante en ermite hypnotique. Merveilleusement éclairée par William Daniels, Garbo éclate dans les gros plans : seul sur l’écran, son visage ne respire jamais le narcissisme, mais la difficulté d’être, à l’état pur. Le monologue de la fin, proféré à l’encontre de John Barrymore sans qu’on le voie jamais, est resté sublime. [Marine Landrot – Télérama]
Au début des années 1930, un nouveau style s’imposait dans le monde cinématographique. Il procédait de la volonté de réunir le plus grand nombre possible de vedettes dans un même film, et allait donner les fameuses « parades d’étoiles ». Le modèle du genre, c’est-à-dire – selon les critères de Hollywood – celui qui allait obtenir le rendement commercial maximal, fut le film Grand Hôtel, réalisé par Edmund Goulding et produit par la MGM. C’était la première fois qu’une affiche réunissait, dans un même film, une distribution aussi pléthorique de grandes gloires de Hollywood et dans des rôles d’égale importance. Ce film, qui apparaît aujourd’hui un peu lourd et rhétorique, fut acclamé à sa sortie par le public et la quasi-totalité des critiques. C’était l’époque du culte des vedettes et les files d’attente aux guichets des salles qui projetaient les films de Greta Garbo ou de Joan Crawford, de Beery ou de Barrymore semblaient ne jamais devoir disparaître. En rassemblant ainsi L' »Olympe » de Hollywood, le « studio system » savait qu’il s’ouvrait la voie des premières places au « box office ».
Grand Hôtel était l’adaptation d’un roman de Vicki Baum, « Menschen im Hotel », publié en 1929 en Allemagne, qui avait connu un triomphe immédiat auprès des lecteurs. Dès 1930, une adaptation théâtrale du roman était montée à Berlin, mais les premières n’eurent pas de succès. Les incessants chassés croisés des personnages, parmi lesquels on comptait une danseuse sur le déclin, un voleur qui était aussi baron, un employé obscur atteint d’un mal incurable et une secrétaire d’une troublante beauté, se prêtaient mal à la scène. Mais Kate Corbaley, chargée par la MGM de trouver en Europe des sujets transposables à l’écran, après avoir lu une critique de la pièce de théâtre, décida de la proposer au studio pour un éventuel achat des droits d’adaptation. Les droits théâtraux ayant déjà été acquis par Herman Shumlin – producteur de Broadway -, la MGM s’engagea à ne produire le film qu’après la fin de toutes les représentations théâtrales ou quinze mois au moins après la première, fixée en novembre 1930.
La MGM eut donc tout le temps nécessaire pour préparer le film et pour choisir avec soin le cinéaste, les scénaristes et les interprètes. Pour la réalisation, Thalberg pensa d’abord à Paul Fejos, mais il changea d’avis après avoir vu son essai dans The Great Lover. Il fit alors appel à Lewis Milestone, auteur du film All Quiet on the Western Front(A l’ouest rien de nouveau), qui, semblait avoir toutes les qualités requises pour affronter la pléiade de stars engagée par la MGM. La « chance » finit enfin par favoriser un autre réalisateur, l’Anglais Edmund Goulding, qui avait déjà dirigé des films pour la Metro.
La réalisation de Grand Hôtel revint à 70.000 dollars, une somme considérable mais non exceptionnelle pour les « majors ». Mais, plus que ces chiffres impressionnants, c’est la réunion des plus grandes stars qui créa réellement l’événement cinématographique de 1932.
Après la première, qui eut lieu à New York le 12 avril, on pouvait lire dans les journaux des critiques de ce genre : « Grand Hôtel est sans aucun doute le film le plus important depuis la naissance du cinéma parlant » (New York Timel ; « Greta Garbo dans un rôle inédit, bien loin de son personnage habituel de séductrice et jouant librement, soutenue par un Barrvrnore qui a abandonné son maniérisme facile, un Wallace Beery en pleine possession de ses dons d’acteur, Joan Crawford épanouie et d’une fascinante jeunesse, Lionel Barrymore se détachant avec une force insolite du reste de l’interprétation, tout cela rend le film unique en son genre » (The Observer).
Les critiques apprécièrent surtout Greta Garbo, dont le jeu fut jugé impeccable. On sut plus tard que la Divine aurait pu mieux faire encore si elle ni avait été troublée par la présence de Joan Crawford, une jeune star qui risquait de l’éclipser.
Ce sont justement les interprétations féminines de Grand Hôtel qui nous, apparaissent aujourd’hui les moins désuètes et les plus équilibrées (les acteurs masculins pèchent en effet par excès de redondance et d’affectation), mais le jeu de Lewis Stone et de Jean Hersholt ainsi que les décors baroques de Cedric Gibbons, typiques du Berlin d’avant guerre, gardent toutes leurs qualités. Grand Hôtel fait partie de l’ histoire du cinéma non seulement en raison de son plateau de vedettes, mais aussi pour les nouveautés qu’il apporta, se détachant ainsi de la production moyenne du Hollywood de cette époque. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]
L’HISTOIRE
Grusinskaya (Grta Garbo), danseuse étoile sur le déclin, arrive à la réception de l’hôtel. Elle s’enferme dans sa chambre pour cacher son désespoir. Elle décide de ne plus porter son magnifique collier de perles, persuadée qu’il lui porte malheur. C’est ce collier que va tenter de voler le baron déchu, Von Gaigern (John Barrymore). Entre-temps, le financier Preysing (Wallace Beery), qui est descendu dans le même hôtel pour conclure une affaire importante, tente de séduire Flaemmchen (Joan Crawford), la jeune et jolie secrétaire de l’hôtel. Celle-ci se laisse d’autant plus facilement convaincre qu’elle est décidée à suivre le plus court chemin pour réaliser son rêve : obtenir un manteau de vison.
Après une nouvelle représentation décevante, Grusinskaya, accablée, regagne sa chambre, sans même prendre la peine d’ôter sa tenue de scène. Son arrivée inopinée empêche le baron d’accomplir son larcin. Dissimulé, il assiste au désespoir de la ballerine, puis il sort de sa cachette et se présente comme un admirateur quand il s’aperçoit que la jeune femme songe à se suicider. Le charme de Grusinskaya est tel que le baron tombe aussitôt amoureux. Il lui restitue donc le collier. A son tour, Grusinskaya succombe à l’amour. Ils décident de partir ensemble pour recommencer une nouvelle vie. Juste après, le baron vole les économies d’un employé de Preysing, Kringelein (Lionel Barrymore), avec lequel il s’était lié d’amitié. Kringelein, atteint d’un mal incurable, était descendu au Grand Hôtel, bien décidé à vivre ses derniers jours en grand seigneur. Pris de remords, le baron lui restitue son argent. Mais alors qu’il tente de dévaliser le financier, il se fait surprendre par celui-ci. Preysing tue le baron en le frappant avec le téléphone. Flaemmchen qui a assisté au meurtre raconte la scène à Kringelein. L’employé décide de se venger de son patron en le faisant arrêter par la police. Ignorante de ces drames, Grusinskaya quitte l’hôtel, convaincue que le baron la rejoindra.
Double indemnity, tourné en 1944,est à juste titre considéré comme un des films fondateurs du film noir. Classique parmi les classiques, il arrive très souvent en tête des classements des meilleurs films noirs. Dans le genre, Billy Wilder récidivera avec Sunset Boulevard en 1950[1], puis avec le trop méconnu Ace in the hole en 1951[2]. L’échec de ce dernier film l’amènera à se désintéresser du film noir au profit de la comédie légère, grinçante et amère, où il rencontrera de très grands succès. Mais plus que cela, Double indemnity est un film fondateur, non seulement par son amoralité, mais aussi parce qu’il entraînera la réalisation de films basé sur les mêmes principes. Le film est basé sur une nouvelle un peu longue de James M. Cain, publiée en 1936 dans le magazine Liberty qui avait l’habitude de publier des nouvelles policières. Elle sera reprise dans un volume intitulé Three of a kind en 1943. A ce moment-là, James M. Cain est déjà un écrivain très connu. Il a déjà publié The postman always rings twice, en 1934, Serenade en 1937, et Mildred Pierce en 1941. Tous ces ouvrages ont été des gros succès. Pour Double indemnity, il va s’inspirer d’un fait divers réel et célèbre qui s’est déroulé en 1927, le meurtre commis par Judd Gray à l’instigation de sa maîtresse, Ruth Snyder, sur son mari[3]. En fait James M. Cain qui avait été journaliste avant de devenir romancier, ne reprendra que l’idée de la double indemnité, pour le reste le meurtre du mari gênant par l’amant et la femme désirant mettre la main sur un magot n’est pas originale, elle remonte sans doute au début de l’histoire de l’humanité. Le scénario va être rédigé par Billy Wilder et Raymond Chandler. Même si ce dernier gardera de cette expérience beaucoup d’amertume à cause des disputes incessantes avec Wilder[4], c’est un très bon scénario, en tous les cas une collaboration indirecte entre deux géants de la littérature « noire », James M. Cain et Raymond Chandler.
Walter Neff, médiocre vendeur d’assurances au porte à porte, va par hasard tomber sur la belle Phyllis. Il lui parle d’assurances tout en la draguant gentiment. Mais rapidement Phyllis va lui laisser entendre qu’elle aimerait assurer son mari sur la vie, sans qu’il le sache. Walter qui n’est pas tombé de la dernière pluie refuse de se laisser embarquer dans un premier temps. Il s’en va. Mais bientôt Phyllis revient à la charge. Et comme il est très attiré par elle, il va finir par se laisser convaincre. Il sait cependant que c’est difficile, et que son supérieur est très habile pour démasquer les arnaques à l’assurance. Il va cependant tricher pour faire signer à Dietrichson une assurance sur la vie, dont les indemnités seront doublées en cas d’accident de train. Il fait également la connaissance de la belle-fille de Phyllis qui semble être amoureuse d’un jeune plutôt mal embouché, Nino Zacchetti. Pour monter l’assassinat de Dietrichson, Phyllis et Walter ont donc décidé qu’ils feraient passer cela pour un accident de train. Walter se prépare un alibi. Et comme Phyllis doit accompagner son mari au train parce qu’il s’est cassé la jambe, Walter va se cacher dans la voiture, puis il assassine Dietrichson, et se fait passer pour lui en prenant le train, un faux plâtre à la jambe. Ensuite, il sautera du train et avec Phyllis ils mettront le cadavre sur la voie en faisant croire qu’il est tombé accidentellement. Tout marche comme sur des roulettes, et le crime doit leur rapporter 100 000 $. Mais la compagnie n’est pas très décidée à payer par principe, elle va charger Keyes de démontrer qu’il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un meurtre. Tandis que Keyes enquête tout en doutant, Walter apprend par Lola, la belle-fille de Phyllis, que probablement celle-ci a tué sa mère dont elle était l’infirmière attitrée, pour pouvoir se marier avec son père, ce qui ne laisse pas de troubler Walter qui devient le confident de Lola. Mais Keyes qui a rencontré un témoin, croit avoir trouvé une piste, il indique à Walter que Phyllis aurait pour amant l’ancien petite ami de Lola ! Le doute et la jalousie commencent à s’installer chez Walter. Keyes veut aller au procès et démontrer que les deux amants ont tout combiné, et Walter comprend qu’il n’y a pas d’issue. Son alibi est solide, mais il craint que Phyllis ou Nino ne parlent s’ils sont acculés. Il va donc aller la voir chez elle, sans doute pour l’éliminer. En chemin il croise Nino qu’il enjoint d’abandonner Phyllis et de s’occuper de Lola. L’explication est orageuse, Phyllis tire sur Walter, mais celui-ci arrive à l’abattre. Grièvement blessé, il rejoint son bureau où il enregistre sa confession au dictaphone pour Keyes. Celui-ci arrive, alors pour entendre les derniers moment de la confession de Walter qui meurt en tentant de s’enfuir.
Walter Neff, blessé, se confesse à Keyes
La trame est relativement simple, et elle supporte une belle étude de caractère. Certes on peut dire que le crime ne paie pas, et les deux criminels sont cruellement punis. Mais si la censure a refusé pendant assez longtemps à laisser le tournage se faire, c’est d’abord parce qu’elle n’aimait de donner un rôle central à deux criminels dont la motivation était à la fois le sexe et l’argent. Bien qu’ils ne présentent pas de traits de caractère positifs, la censure trouvait malsain qu’on puisse analyser les mécanismes du crime. Il s’agit bien d’un crime parfait, et s’il échoue finalement, ce n’est pas parce qu’il était mal mené, mais parce que les deux amants perdent la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre. A partir du moment où ils vont se dresser l’un contre l’autre, on comprend qu’ils sont perdus. Et donc ce qui a troublé la censure, c’est qu’on ne sait pas si le propos du film relève du registre de la logique selon laquelle le crime ne paie pas, ou plutôt d’une critique du manque de solidarité chez les amants criminels. Il est vrai qu’aucun des personnages n’est très sympathique. Walter est un petit employé de la compagnie d’assurance qui saute sur la première occasion venue pour devenir un criminel. La seule chose qui le retient dans un premier temps, c’est qu’il a peur que Keyes ne le coince. Mais cette crainte est balayée par la volonté de Phyllis et l’attirance qu’il éprouve pour elle. Il est donc moralement très faible. Phyllis n’aime personne, elle finira par l’avouer, son plaisir est de manipuler les autres.
Walter est Séduit par la belle Phyllis
Keyes n’est pas très sympathique non plus, il faut le voir s’acharner à détruire les prétentions d’un malheureux qui a cherché à se faire payer un camion par la compagnie d’assurances. C’est un homme qui ne vit que pour son travail et ses statistiques. Nino Zachetti, le petit ami de Lola est odieux, non seulement il la traite mal, mais il la trompe avec sa belle-mère. Jusqu’au mari de Phyllis qui se montre étriqué et peu communicatif. Cette galerie de personnages grimaçants donne le ton. Chacun essaie de reporter ses propres fautes sur les autres. Même les personnages secondaires sont antipathiques, le supérieur de Keyes cherche d’abord à éviter de payer ce qu’il doit. Le témoin, Jackson, cherche à monnayer médiocrement son témoignage.
Walter attend que Phyllis s’habille
Le film noir est souvent centré sur la classe moyenne qui donne des hommes et des femmes faibles moralement. C’est clairement le cas ici. Walter est un homme qui n’est pas un délinquant, même pas un peu marginal. Mais il s’ennuie tout seul dans son petit appartement, occupé par la routine d’un travail qui ne l’intéresse pas. On se demande d’ailleurs si ce n’est pas la crainte de devenir comme Keyes qui le pousse au crime. Keyes ne s’est en effet jamais marié. Il n’a fait que travailler pour la compagnie. Mais en vérité les rapports entre Walter et Keyes sont très ambigus. Ce sont des rapports d’un fils avec son père, et c’est d’ailleurs pour cela que Keyes ne soupçonnera jamais Walter. Il y a une rivalité déclarée entre Keyes et Walter, ce dernier voulant à tout prix démontrer que Keyes et faillible, et qu’il peut le mettre en échec. On remarquera que les attentions de Walter à l’endroit de Keyes sont toutes empreintes de sollicitudes, la façon dont il lui allume le cigare, ou encore comment lorsque Keyes vient lui rendre visite, et que Phyllis est là, il isole celle-ci en repoussant la porte. Keyes et Walter se retrouvent alors tous les deux dans la lumière et Phyllis dans l’ombre. Elle apparaît alors clairement comme celle qui s’introduit dans une relation qui ne la concerne pas.
Phyllis représente également ce moment particulier d’émancipation de la femme dans la société américaine, sa prise de pouvoir. Son attitude n’est donc pas une simple reformulation d’un bovarysme mélancolique. Elle ne manifeste d’ailleurs aucun remord, et le seul moment où elle s’humanise un peu, c’est vers la fin quand elle se rend compte qu’elle ne peut plus tirer sur Walter.
Walter se laisse entraîner sur la pente du crime
Le film est sombre, la plupart de scènes sont filmées dans la pénombre, à l’abri des regards extérieurs, comme quelque chose de honteux. Seule filtre à travers stores vénitiens un peu de lumière qui barre un peu plus les personnages de rayures claires comme si celles-ci indiquaient l’absence d’avenir pour ces criminels. Cela donne évidemment un ton tout à fait claustrophobique au film. Des personnages peu ouverts et enfermés dans leurs propres désillusions, la scène d’explication finale entre Phyllis et Walter est complètement dans la pénombre. Double indemnity est un des films qui a popularisé cette façon de filmer en décalant les lumières, soit comme des sources latérales, soit comme des points lumineux – par exemple les réverbères qui bordent les avenues vides de Los Angeles quand Walter regagne son bureau. Billy Wilder s’appuie sur la très bonne photo de John Seitz, mais il n’utilise pas particulièrement la profondeur de champ. C’est typique dans la scène de la gare qui est filmée en plan très resserrés, ou encore dans le peu d’usage qui est fait de l’architecture baroque de la maison de Phyllis. C’est en effet seulement vers la fin des années quarante, quand le film noir est déjà bien installé, qu’on va multiplier les usages des extérieurs, aussi bien pour des raisons de réalisme social, que pour des raisons d’économie budgétaire. On peut penser que ce sera aussi ce que les studios américains ont retenu de l’apport du néo-réalisme italien. Tout chef d’œuvre qu’il soit, le film de Billy Wilder manque d’espace, c’est typique dans les scènes qui se passent dans le supermarché, c’est à peine si on verra les voitures des deux amants se ranger devant le magasin. Cet aspect lui confère un caractère un peu daté tout de même.
Walter se fait passer pour le mari de Phyllis
Le ton général du film est très spécifique à Wilder, il est marqué par l’ironie, voire le mépris qu’il entretient avec ses personnages. La technique narrative appuie cette manière de voir. En effet, elle est une forme de confession, un peu comme si Walter méditait sur ce qu’il a fait et analysait enfin sa propre stupidité. La confession n’est pas loin de l’auto-analyse et ouvre la porte à ce qui va être une des sources importantes du film noir, l’approche psychanalytique. A partir de ce principe, c’est la technique du flash-back qui va être utilisée. La majeure partie du film est un très long retour en arrière, ce qui donne un aspect un peu mélancolique au personnage de Walter. Tout cela convient bien à Raymond Chandler qui a écrit tous ses romans à la première personne pour donner un ton subjectif à l’ensemble. C’est le point de vue de Walter dont nous prenons connaissance, et non celui de Phyllis qu’évidemment il a tendance à charger. Son objectivité devient alors toute relative.
Ils ont jeté le cadavre sur la voie avec ses béquilles
Le film repose sur le duo Barbara Stanwick-Fred MacMurray. Barbara Stanwyck fut la première engagée pour le rôle de Phyllis. Elle était déjà une très grande vedette et elle avait l’habitude de jouer les garces et les femmes à poigne, elle hésita un peu à s’emparer du rôle, mais Wilder la fit sauter le pas. Elle fut d’ailleurs par la suite une figure emblématique du film noir, au-delà de tout sentimentalisme. Ici Wilder l’a affublée d’une perruque blonde qui fait ressortir un peu plus sa vulgarité et sa cupidité. Elle est évidemment excellente. Mais elle est toujours très bonne, passant avec facilité de la séduction à une forme de dureté qui lui déforme les traits. Walter est incarné par Fred MacMurray, un acteur très populaire habitué aux rôles de gentil garçon. Ce ne fut pas le premier choix de Billy Wilder. Beaucoup d’acteurs ont refusé, Alan Ladd, Georges Raft, pensant que ce rôle négatif nuirait à leur image de marque. Le choix de Fred MacMurray par défaut se révèle être le bon choix. Il est en effet cet homme ordinaire qui se trouve gagné par la fièvre criminelle pour avoir la femme et l’argent. Il ballade nonchalamment sa grande carcasse sans s’énerver et c’est ce qui lui donne cet aspect mélancolique. Il reconnaîtra plus tard qu’il s’agit là du meilleur rôle de sa longue carrière. Il tournera plus tard un autre très bon film noir, Pushover, sous la direction de Richard Quine, un rôle un peu similaire, mais plus romantique. Ces deux acteurs contournent l’obstacle du glamour. Edward G. Robinson complète ce trio. Bien que le rôle soit un peu plus mince, il est le contrepoint idéal pour des gens qui ont perdu le sens de la mesure. Sa petite taille opposée à la grande taille de Fred MacMurray renforce ce côté vieux sage. Il déploie une très grande énergie, mais aussi beaucoup d’amertume quand il se rend compte que Walter l’a trahi.
Keyes commence à penser qu’il s’agit d’un meurtre
Le mari incarné par Tom Powers est volontairement transparent. Par contre Wilder va s’attarder sur le couple formé par Lola, la belle-fille de Phyllis, et Nino Zachetti qui devient aussi son amant. Ce couple jeune est intéressant aussi bien par sa laideur insidieuse que par ses inconséquences morales. Une petite mention spéciale doit être tout de même accordée à Richard Gaines qui incarne le patron de la compagnie d’assurances. Un homme complètement obsédé par les chiffres et la rentabilité, sans finalement rien connaître à la réalité de son métier. Wilder donne un côté burlesque au film avec Peter Hall qui incarne le témoin de l’accident.
Walter et Phyllis se voient au supermarché
C’est donc un très grand film marquant dans l’histoire du film noir américain, consolidant l’esthétique de celui-ci. Mais pour ma part je lui préfère Sunset boulevard ou mieux encore, le superbe Ace in the hole. Curieusement et malgré son amoralisme, le film fut un succès immédiat, public, autant que critique, malgré la campagne des ligues de vertu contre sa projection, et c’est sans doute cette adhésion qui a fait avancer la reconnaissance du film noir comme un genre important en adéquation totale avec l’évolution des mœurs dans l’Amérique de l’après Seconde Guerre mondiale.
Phyllis tire sur Walter
La fin de Neff dans la chambre à gaz n’a finalement pas été retenue
Sur cette image on peut apercevoir Raymond Chandler
Billy Wilder dirige Barbara Stanwick et Fred McMurray
Ruth Snyder et Judd Gray les véritables protagonistes de cette sombre histoire
[3] Landis MacKellar, The Double Indemnity Murder: Ruth Snyder, Judd Gray and New York's Crime of the Century, Syracuse University Press, 2006. Les meurtriers seront executes sur la chaise électrique. En fait dans la réalité, la police d’assurance avec double indemnité avait été fabriquée par un troisième larron.
[4] Dans ses mémoires, Billy Wilder dira beaucoup de mal de Chandler, notamment en le désignant comme un alcoolique complètement paumé. Cameron Crowe, Conversations avec Billy Wilder, Actes Sud, 2004. Mais comme le caractère de Billy Wilder était réputé pour sa méchanceté et ses médisances, il est difficile de faire la part des choses.
Carlotta propose à la vente en blu-ray à partir du 2 juillet Assurance sur la mort (Double Indemnity) dans un nouveau master restauré haute définition, accompagné de nombreux suppléments. En 1944, Wilder se sépare momentanément de son scénariste attiré à l’époque Charles Brackett et décide d’adapter à l’écran, avec la complicité de Raymond Chandler, le roman de James M. Cain « Double Indemnity ». Le résultat est le premier chef-d’œuvre de Wilder, et un classique absolu du film noir américain, porté par un trio d’acteurs admirables (Fred MacMurray, Barbara Stanwick et Edward G. Robinson) et la musique de Miklos Rosza. C’est aussi la révélation de la face sombre et cruelle de la personnalité de Wilder, de sa vision très pessimiste du monde qui s’exprimeront par la suite dans plusieurs titres importants de son œuvre (Le Poison, Boulevard du crépuscule, Le Gouffre aux chimères).
Fred MacMurray et Barbara Stanwick
Walter Neff (Fred MacMurray), un employé d’une compagnie d’assurances, tombe amoureux de sa cliente Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick) qui réussit à le convaincre d’échafauder avec elle un plan pour supprimer son mari encombrant et violent et ainsi partager avec elle l’assurance-vie de ce dernier. Walter Neff dont le meilleur ami Barton Keyes (Edward G. Robinson) est un fin limier qui enquête sur les fraudes à l’assurance dans la même compagnie que lui pense avoir trouver le plan parfait pour faire passer un meurtre pour un accident. Mais les choses ne se termineront pas comme prévu. C’est justement par la fin que Wilder commence son histoire, racontée par Neff blessé qui se confesse dans le bureau de Keyes. Ce procédé de récit en flash back, qui plonge dès le début le film dans une atmosphère de noirceur et de désespoir, assez nouvelle pour l’époque – c’est sans doute Le jour se lève de Marcel Carné qui lancera la mode en 1939 – sera repris de manière plus radicale par Wilder dans Boulevard du crépuscule (avec la voix off d’un mort flottant dans une piscine) puis dans Fedora. Assurance sur la mort doit bien sûr beaucoup à Barbara Stanwick, géniale actrice à la filmographie magnifique – elle et Bette Davis n’ont pratiquement joué que dans des grands films – et qui créée ici un modèle de garce et de femme fatale, à la séduction vénéneuse et irrésistiblement sexuelle, presque le Mal incarné. Le film de Billy Wilder capte – et reconstitue – aussi à la perfection l’ambiance du Los Angeles des années 40, et surtout ses intérieurs – maison, appartement, bureaux et le fameux supermarché où les amants se retrouvent en secret (photo en tête de texte) : la photographie et la direction artistique ne sont pas étrangères à la fascination qu’exerce encore Assurance sur la mort soixante-dix ans après sa réalisation.
« Une année, un film » : Assurance sur la mort, réalisé par Billy Wilder et sorti en 1944.
Les années 1940 c’est, pour beaucoup, une période lointaine, avec des vieux films en noir et blanc mettant en scène des personnages au chic inimitable. Parlons aujourd’hui d’Assurance sur la mort (Double Indemnity en version originale), un élément référence pour tout un genre : le film noir.
Billy Wilder était, alors, un cinéaste qui débutait une carrière prometteuse, et qui restait notamment sur un film qui semblait préfigurer ce virage vers le film noir : Les Cinq Secrets du désert (1943). Comme un certain nombre de cinéastes de l’époque, il s’essaya à son tour au genre, et c’est ce qui lui offrit l’occasion de réaliser un premier grand coup d’éclat avec Assurance sur la mort. L’intrigue s’intéresse à Walter Neff, courtier exemplaire d’une compagnie d’assurances. Celui-ci va, un jour, être amené à rencontrer Phyllis Dietrichson, une jeune femme qui ne va pas le laisser insensible. Elle vit avec un homme plus âgé qu’elle, ayant déjà eu une fille d’un premier mariage, et elle fait bien comprendre à Walter qu’elle n’a que faire de son mari qui n’a pas d’égard pour elle. Elle suggère alors à Walter de convaincre son mari de souscrire à une assurance-vie, dans le but de pouvoir se la partager avec son nouvel amant. Mais pour cela, il faut que le mari meure.
Assurance sur la mort est un authentique film noir, un genre (ou un mouvement, cela dépend de la manière dont vous le considérez) souvent associé aux personnages de gangsters, et très développé dans les années 1940. L’objectif du film noir est de mettre en scène des personnages aux prises avec des situations désespérées, les obligeant à agir souvent en délaissant la raison. Entre infidélité, complot et meurtre, Assurance sur la mort est donc l’exemple parfait du film noir (ne pas hésiter à regarder mon article sur L’Ennemi public, un film antérieur que je considère comme un annonciateur du genre). On y retrouve ce discours très pessimiste et cynique sur la société et l’humanité, où tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins, même si cela ne peut que mal se passer.
Assurance sur la mort est un film résolument moderne dont les échos retentissent dans bien des films. Il débute par la fin, mettant en scène Walter Neff (Fred MacMurray), blessé, revenant à son bureau tard le soir, et se confessant à son collègue au téléphone. C’est un choix de réalisation assez commun de nos jours, et qui se retrouve dans certains films de l’époque, notamment des films noirs, pour illustrer une forme de fatalité, avec l’annonce, d’emblée, d’un échec inévitable. Grâce à cela, nous suivons donc l’intrigue avec la voix off de Fred MacMurray intervenant par intermittence, autre caractéristique récurrente dans les films du genre. Du mari trahi à la femme fatale (parfaitement incarnée par Barbara Stanwyck), en passant par une réalisation utilisant notamment des lumières aux tons expressionnistes, tout y est. Aussi impitoyable envers ses personnages qu’envers la société, Billy Wilder se montre particulièrement cynique dans ce que l’on pourrait considérer comme étant son premier grand film, et il ne manquera pas de l’être à nouveau à l’avenir.
Ce film puise sa force dans sa sobriété, et dans l’obscurité omniprésente dans laquelle il est plongé. C’est d’ailleurs tout ce que l’on recherche d’un bon film noir. Entre séduction, magouilles, et bassesses les plus infâmes, la dignité est bien souvent mise de côté au profit du machiavélisme dans cette romance cannibale dont on sait d’avance que nul ne peut sortir avantagé. Amateurs du genre, vous êtes invités à prendre place et à vous adonner au visionnage de ce classique du film noir.
Note et avis
Note et avis
Assurance sur la mort reste le premier grand coup de maître de Billy Wilder, chronique d’une mort annoncée, classique du film noir où les tentations écrasent la raison, où les passions mortifères permettent l’expression d’un cynisme destructeur.
L’intrigue
Walter Neff, un employé d’une compagnie d’assurances, tombe amoureux de sa cliente Phyllis Dietrichson qui réussit à le convaincre d’échafauder avec elle un plan pour supprimer son mari encombrant et violent et ainsi partager avec elle l’assurance-vie de ce dernier. Walter Neff, dont le meilleur ami Barton Keyes est un fin limier qui enquête sur les fraudes à l’assurance dans la même compagnie que lui, pense avoir trouver le plan parfait pour faire passer un meurtre pour un accident. Mais les choses ne se termineront pas comme prévu.
“I wonder if I know what you mean…”
Quelques années après son arrivée aux États-Unis, Billy Wilder n’aura pas manqué de se faire rapidement repérer, décapant plus tard le cinéma américain classique, comme son homologue allemand ayant fui le nazisme, Fritz Lang. Troisième film hollywoodien, Assurance sur la mort programme la carrière d’un réalisateur profondément porté sur l’enquête de l’amoralité américaine, scannant, notamment au travers du film noir, une société en pleine dérive. Le cinéma de Billy Wilder rime souvent avec le tragique, l’absence d’échappatoire, une issue déjà connue (ici, la narration en flashback, préfigurant déjà Boulevard du Crépuscule) et la trajectoire incertaine d’anti-héros, traitée sans romantisme. L’assurance, c’est le cas de le dire, d’un immense film noir qui n’a pas perdu une once de sa modernité, et a largement participé à l’instauration de nouveaux canons, dramaturgiques comme esthétiques.
Le noir selon Wilder, éloigné des archétypes plus grandiloquents, est emprunt, peut-être plus qu’un autre, d’un profond réalisme.
Le contexte professionnel choisit par Wilder (qui co-adapte l’écrivain James M. Cain avec Raymond Chandler – créateur du détective Philip Marlowe) traduit déjà la vision d’une certaine Amérique : celle des assurances, des placements, des paris implicites sur la vie et la mort ; in fine, celle d’un argent sale et de la corruption morale, inéluctable. Le couple du film évoque éventuellement un rejet du glamour trop codifié, entre Fred MacMurray, everyday man peu palpitant, loin des icônes bogartiennes, et Barbara Stanwyck, décadente et déjà amorale, d’abord sublimée dans un dénudé par la caméra de Wilder, finalement traitée avec une vulgarité délicieuse. Le noir selon Wilder, éloigné des archétypes plus grandiloquents, est emprunt, peut-être plus qu’un autre, d’un profond réalisme – l’histoire était par ailleurs inspirée d’un fait divers. “Tout devait renforcer le réalisme de l’histoire”[1] confiait-il lui-même. Assurance sur la mort se fait le miroir d’une nouvelle Amérique (alors en guerre), confrontant la superficialité de l’American way of life (Fred McMurray) à ses démons tentateurs (Barbara Stanwyck) et ses garants de la morale (Edward G. Robinson, à deux doigts de voler la vedette du film).
Assurance sur la mort a poussé une génération de cinéma américain à s’intéresser à l’amoralité de ses héros, aux résonances poursuivies évidemment chez Alfred Hitchcock, dans L’Inconnu du Nord-Express (aussi d’après un scénario de Raymond Chandler), mais également dans Le Génie du mal de Richard Fleischer, où deux étudiants tentent de commettre, par pur plaisir comme pour tromper l’ennui, le crime parfait. Dans la pénombre du film noir, Billy Wilder tâtonne les limites de cette déviance d’une société en roue libre ; elles seront certainement atteintes en 1951 dans Le Gouffre aux chimères, remettant cette fois-ci en question les fondements moraux d’un autre pilier américain, le journalisme. Loin de Wilder l’idée de cracher sur sa terre d’accueil (il a été naturalisé en 1939), mais il est fasciné par ses paradoxes, tout en tirant des leçons de l’Europe qu’il a auparavant laissée derrière lui, en plein effondrement.
Billy Wilder fait traduire à son compositeur, le grand Miklós Rózsa, toutes ces dissonances d’une manière littérale. Au diable l’ambiance jazzy, ici c’est un étau, inconfortable (au point d’avoir largement fait douter le directeur musical de Paramount Pictures), qui resserre la tragédie, l’issue connue d’avance (puisque Wilder ne joue pas sur le mystère). Celle-ci s’appose sur des images incroyablement sculptées, mais formellement plus sages, car plus réalistes, que les excès graphiques des Tueurs de Robert Siodmak (autre Allemand expatrié ayant exulté le film noir). Cette dissonance génère une implication instinctive dans le récit qui dépasse l’empathie traditionnelle pour les personnages : après tout, ils sont plutôt méprisables – et en payeront le prix, à notre grand dam, génial paradoxe. Wilder a par ailleurs tourné une scène finale d’exécution en chambre à gaz, coupée du montage, car jugée trop lourde pour un constat qui aura déjà été largement saisi par le spectateur. L’assurance sur la mort du titre français n’est peut-être pas celle que l’on croit, ou alors est-ce plutôt l’assurance de la mort, et, forcément, sa clause double indemnité, tant qu’à faire.
Assurance sur la mort ressort en version restaurée au cinéma le 31 janvier 2018, distribué par Les Acacias.
Dès l'intro on voit un personnage coiffé d'un chapeau, visage dissimulé, s'aidant de béquilles s' avancer lourdement vers l'écran. La gravité est déjà installée, et elle se déplace vers le spectateur. On est dans le film-noir.
Billy Wilder est un auteur extrêmement doué pour instiller une ambiance et pour donner du coffre et de l’épaisseur à ses personnages. Il est l'un de ceux qui ont construit l'essence même du film-noir, pendant Freudien et métaphysique du film policier.
Ici pas de détective privé Bogartien, ni de gangsters fumeurs de cigare, c'est dans le monde des courtiers en assurance que Wilder tisse son intrigue. Pourtant tous les poncifs sont là. La femme fatale interprétée par une Barbara Stanwyck magnétique et d'une grande sensualité. La voilà teinte en blonde, sorte de faux-semblant qui présage immédiatement le fait qu'elle joue un double jeu. Elle porte une chaîne à la cheville, qui indique qu'elle est open. La séduction comme moyen d'arriver à ses fins. La présence d'Edward G. Robinson, l'un des parangons du genre, avec sa gestuelle unique et son phrasé caractéristique. Et le héros interprété par Fred MacMurray, un autre acteur typique de cette époque bénie du cinéma américain, le mâle classieux et séducteur. Le noir et blanc, bien sûr, les jeux d'ombre, les clairs/obscurs. Les jeux de séduction, les fumées de cigare, les belles femmes, les héros bien sapés et le jeu des faux-semblants et des impressions tronquées. Tout y est...
En plus d'un parfait dosage dans les descriptions méthodiques , de cette manière unique d'enchaîner les scènes avec à chaque fois le raccord qu'il faut, Billy Wilder réussit à implanter une sorte de fatalisme immédiat. Pas question de raconter des histoires, on sait où on va et ça coule de source. L'essence du film-noir, son carburant.
L’ambiguïté des personnages évidemment est également une caractéristique de ce cinéma stylisé dont l'image est un acteur essentiel, l'image que nous donne les personnages, mais également leur reflet dans le miroir-écran où le spectateur est pris comme témoin.
Un grand film d'un auteur essentiel de l'histoire du 7ème art.
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La sortie de la copie restaurée d’Assurance sur la mort, de Billy Wilder, permet de revoir un des grands classiques du cinéma hollywoodien et un des chefs d’œuvre du film noir.
Synopsis : Walter Neff fait du porte-à-porte pour vendre des assurances. Un jour, il rencontre une femme, Phyllis Dietrichson, et tombe sous son charme. Elle va lui demander de l’aider à se débarrasser de son mari.
Assurance sur la mort n’est pas seulement un chef d’œuvre. Il s’agit sans doute du modèle absolu de film noir, le parangon du genre. D’abord, Assurance sur la mort est l’adaptation d’un roman de James M. Cain, auteur qui connaîtra un grand succès aux États-Unis dans les années 40 et verra deux autres de ses romans adaptés avec succès, Le Facteur sonne toujours deux fois (qui, en 1943, avait donné Ossessione, le premier chef d’œuvre de Luchino Visconti) et Mildred Pierce.
Ensuite, le scénario d’Assurance sur la mort est écrit par Billy Wilder et Raymond Chandler, l’auteur du Grand Sommeil, créateur du personnage du détective privé Philip Marlowe. Même si les deux scénaristes ne se sont pas entendus pendant l’écriture, ils ont su ciseler des dialogues extraordinaires, incisifs (il faut préciser qu’avant d’être réalisateur, Wilder avait entre autres écrit des scénarios pour Ernst Lubitsch, et on retrouve parfois cette influence dans l’œuvre du cinéaste).
Comme dans tout bon film noir, l’action d’Assurance sur la mort se déroule avant tout sur le plan moral. A l’aide de la voix off, nous plongeons dans la tête d’un Walter Neff pris en plein dilemme, dans cette lutte entre le vice et la vertu. Ici, pratiquement pas de suspense ou de surprise. Le spectateur ne se pose pas la question de savoir ce qui va se passer, si le criminel va s’en tirer ou pas : le film débute par la scène finale, puis le reste de l’historie se déroule devant nous en un long flashback. Ainsi, nous savons dès les premières secondes que Walter Neff est grièvement blessé et nous l’entendons avouer sa participation au crime. L’enjeu n’est pas de trouver l’identité d’un assassin, mais de mettre en scène un conflit moral.
Et Billy Wilder se plaît à employer tous les moyens mis à sa disposition par le cinéma pour arriver à ses fins. La première moitié du film, qui se déroule avant le crime, nous montre Neff tiraillé entre deux choix diamétralement opposés. L’emploi de la voix off, qui d’habitude peut se révéler envahissante, est ici particulièrement bien mesurée et d’une grande utilité pour mettre à nu les déchirements du personnage. Des jeux d’ombres et de lumières hérités directement de l’expressionnisme se dessinent sur l’agent d’assurance, le découpant en une partie sombre et une lumineuse.
Et surtout, toute cette première moitié est marquée par des allers-retours entre deux lieux hautement symboliques, la villa des Dietrichson et le bureau de Neff dans l’immeuble de la compagnie d’assurance. Ces trajets en voiture figurent le balancement moral du personnage. Wilder inscrit géographiquement l’ alternative qui se propose à lui, et la ville devient un véritable paysage mental.
Ce procédé, issu lui aussi de l’expressionnisme, fait du décor la projection de l’intériorité du personnage. « Elle pleurait doucement, comme la pluie sur les fenêtres », dira Neff au sujet de Phyllis.
Assurance sur la mort est construit comme une tragédie classique. Le fait de connaître la fin dès les premières minutes du film impose comme une impression de fatalité qui tombe sur les personnages. « La machine était partie, rien ne l’arrêterait. » Neff fait plusieurs fois allusion au destin. Une fois qu’il a accepté l’idée de commettre un meurtre, il n’est plus libre des conséquences de ses actes.
C’est cela que nous montre la seconde moitié du film. Là aussi, le scénario prend un parti pris formidable et extrêmement bien exploité : le criminel et l’enquêteur (Edward G. Robinson, absolument génial, comme d’habitude) sont des collègues (et même des amis). Ainsi, Neff peut suivre pas à pas la progression de l’enquête et voir l’étau se resserrer inexorablement autour de lui et de Phyllis, ce qui renforce encore l’impression d’une fatalité.
Tout cela donne au film un rythme diabolique. L’action se déroule à toute vitesse vers un final qui, si on le connaît dès le début du film, n’entraîne pas moins un certain suspense. Wilder crée des scènes qui sont devenues des modèles du genre et ont été copiées un nombre incalculable de fois depuis 1944. Assurance sur la mort est devenu la référence en la matière.
De même, les deux acteurs principaux constituent un des couples mythiques du cinéma classique hollywoodien. Barbara Stanwyck, affublée d’une perruque blonde et d’un bracelet de cheville, dégage une sensualité de chaque instant (aidée en cela par des dialogues emplis d’allusions sexuelles et des ellipses très suggestives). Fred MacMurray, quant à lui, tient là le rôle de sa carrière. Wilder avait d’abord pensé à un acteur plus confirmé, George Raft (spécialiste des rôles de gangster dans les années 30, et que Wilder dirigera dans Certains l’aiment chaud), mais Raft refusera, trouvant que le scénario du film allait trop loin dans l’ambiguïté morale.
Il faut dire que Assurance sur la mort se déroule dans un monde où tout le monde est fautif. Mis à part éventuellement Keyes, aucun personnage n’est innocent, à des degrés divers. Le mari assassiné était loin d’être une victime tout en pureté, et son adolescente de fille n’est pas remplie de respect envers ses parents.
Au milieu de tout cela, Neff apparaît plutôt comme un imbécile facilement manipulable. Il a deux éclairs de lucidité dans le film, un au début lorsqu’il devine le projet de Phyllis, et l’autre à la fin lorsqu’il lui dit qu’elle n’avait besoin de lui que parce qu’il s’y connaissait en assurances. Sinon, Neff est un personnage qui est toujours d’accord avec la dernière personne à qui il parle, n’ayant aucune opinion et aucune idée personnelle. C’est flagrant dans la seconde partie : lorsqu’il est avec Lola, il est convaincu qu’elle a raison et se retourne contre Phyllis ; quelques minutes plus tard, lorsqu’il est avec Phyllis, c’est elle qui a raison et il se retourne contre Lola. Il apparaît comme une véritable girouette incapable de se décider par lui-même. Son idiotie est d’autant plus mise en valeur qu’il est confronté à Keyes, son collègue, doté d’une grande intelligence et de beaucoup de perspicacité.
Mise en scène extrêmement réfléchie, utilisation intelligente du décor urbain, dialogues remarquables et couple mythique, Assurance sur la mort a tout pour être un des grands classiques du cinéma hollywoodien des années 40 et reste encore de nos jours un modèle dans le domaine du film noir.
Herve Aubert·30 janvier 2018·5 min de lecture·
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Assurance sur la mort, le modèle absolu du film noir signé Billy Wilder
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COPYRIGHT : LES ACACIAS
CINEMA
ASSURANCE SUR LA MORT de Billy Wilder : attiré par l’obscurité
Walter Neff (Fred MacMurray) travaille pour une compagnie d’assurance. Un soir, il entre dans le bureau de son supérieur et ami, Keyes (Edward G. Robinson), pour confier à son dictaphone sa trahison vis à vis de sa société. Séduit par Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck), une femme mariée malheureuse en ménage entre un mari méprisant et une belle-fille qu’elle jalouse, Neff a monté avec la blonde aguicheuse un coup des plus machiavéliques. Faisant signer à son mari, à son insu, un contrat d’assurance, Phyllis a entrepris de se débarrasser de lui avec son nouvel amant. Neff et elle espéraient avoir pensé à tout pour toucher beaucoup d’argent et filer le grand amour. Mais la boîte de l’assureur n’est pas du genre à verser des indemnités importantes facilement. Le directeur de la compagnie insiste pour qu’une enquête soit ouverte suite à la mort de Monsieur Dietrichson et Keyes se creuse les méninges pour trouver une éventuelle faille. De quoi donner des sueurs froides à Neff et sa belle. Alors que la situation devient de plus en plus critique, ce dernier réalise à quel point il s’est laissé, plus ou moins consciemment, embobiné par l’objet de son affection…
Adaptation d’un roman de James M. Cain, lui-même tiré d’un obscur fait divers, Assurance sur la mort (Double Indemnity en VO) est considéré comme l’un des plus grands films noirs de tous les temps. On peut aisément comprendre le culte que génère cette œuvre extrêmement élégante et pulsionnelle de Billy Wilder : dès l’introduction, nous sommes plongés dans un climat nocturne et mélancolique alors que le personnage principal, qui vient de se prendre une balle, se confesse via un dictaphone. Nous connaissons la tragique issue de cette histoire, nous allons découvrir comment cet homme d’apparence ordinaire a causé sa propre chute. A l’évidence, la responsable n’est autre que Phyllis, femme fatale, véritable garce interprétée avec ce qu’il faut de provocation subtile et d’ambiguïté par une Barbara Stanwyck au top de sa forme. Dès le premier regard, dès la première odeur, Neff succombe au charme vénéneux de cette femme mariée manipulatrice. Son manque de discrétion ne manque d’ailleurs pas d’éveiller dans un premier temps les soupçons de l’enquêteur qui voit clair dans son jeu : elle veut jouer de l’assurance pour se débarrasser de son mari et empocher beaucoup d’argent. Pourtant, même s’il est conscient du mauvais fond de cette ensorcelante inconnue, il décide de ne pas résister à son charme et de l’accompagner, la guider même, dans son crime, faisant mine de croire à ses petites histoires d’épouse bafouée.
Il y a comme une force noire qui pousse Walter Neff a faire ce qu’il ne faudrait pas faire. Entamer une liaison avec une femme mariée, aller contre tous les principes qu’exige son travail quitte à ruiner sa carrière et sa vie, provoquer un duel invisible avec son supérieur dont il sait pourtant qu’il n’est pas du genre à se laisser duper… Si le portrait de Phyllis est on ne peut plus accablant (au fil de l’intrigue on la découvrira de plus en plus dangereuse et cruelle), Neff est loin d’être un ange. L’ambiguïté, le contraste, est sans aucun doute, outre une écriture remarquable, ce qui fait de ce long-métrage une référence. Assurance la mort nous montre que l’on peut à la fois mépriser et admirer quelqu’un (la relation d’amitié entre Neff et Keyes), se laisser séduire par une personne toxique, faire une déclaration d’amour un revolver à la main, faire le mal en se doutant des risques que cela inclut, jouer avec le feu, suivre ses pires pulsions, en remettant tout en jeu. La façon qu’ont les deux amants d’élaborer « le crime parfait » a quelque chose d’extrêmement jouissif. Comme un jeu d’enfants, des préliminaires avant une grande vie à laquelle ils ne goûteront finalement jamais. L’amusement cruel et morbide, l’excitation, laissent place à une panique envahissante alors que la compagnie d’assurance décide de mener l’enquête. On remarquera d’ailleurs le certain manque d’éthique des supérieurs de Walter, se fichant pas mal du potentiel désespoir des victimes, n’hésitant pas à leur mettre la pression, les menacer, pour éviter de devoir sortir trop d’argent. C’est un monde bien cynique et pourri qui se dévoile, où chacun ne recule devant rien pour poursuivre ses objectifs, quitte à faire tomber un mari, un ami, un amour.
Les personnages ,tous pleins de failles, un peu masochistes ou sadiques sur les bords, jouent à un drôle de jeu pervers, ont le goût de la mise en scène. A tel point qu’on ne voit plus très clair en chacun d’eux, si ce n’est la naïve et pure Lola, belle-fille de Phyllis, qui ramènera en quelque sorte Neff à la raison. Deux duels intenses clôturent avec brio ce film intemporel : celui sauvage entre Neff et sa complice puis celui, étonnamment tendre et émouvant, de Neff avec Keyes. A la fois sombre et profond, humain malgré son extrême noirceur, Assurance sur la mort est une totale réussite qui ne laisse au spectateur aucun temps mort.
Billy Wilder n’était pas tout à fait un débutant lorsqu’il a réalisé Double Indemnity. Déjà scénariste réputé en Allemagne puis aux Etats-Unis (La 8ème femme de Barbe-Bleue et Ninotchcka pour Lubitsch, Boule de Feupour Hawks), et réalisateur d’une poignée de films très réussis dans différents genres (la comédie avec Uniforme et jupons courts, le film de guerre avec Les Cinq secrets du désert), Wilder n’entre pourtant dans la légende qu’avec ce chef d’œuvre inaugural et ultime du film noir.
Avec ce monument, Wilder, qui adapte le roman de John M. Cain avec Chandler, avait pour ambition de dépasser le glamour et le romantisme des habituelles productions du genre. D’où la construction en flash-backs : dès la première image, on sait que toute cette histoire finira très mal. Comme on sait dès le premier regard de Barbara Stanwyck que cette femme qui apparaît en peignoir dans sa belle villa apporte la mort et le mensonge. Et comme on sait dès le premier contre-champs sur Fred McMurray qu’il ne demande qu’à se laisser emporter vers cette voie fatale.
Formidable dans un rôle de brave type à contre-emploi, détective brillant et honnête d’une compagnie d’assurance, Edward G. Robinson n’y peut rien. Son charisme, son flair, son sens de la déduction se heurtent au machiavélisme du couple maudit, à son sens du mensonge, qui est le sujet central de ce film tout en dissimulations.
Les personnages sont constamment plongés dans l’ombre, ou se dissimulent du regard des autres. En se cachant derrière une porte dans un couloir trop éclairé ; en tournant le dos à un témoin gênant sur la plate forme trop exiguë d’un train en marche ; ou en se croisant dans les allées anonymes d’un supermarché… Toute la mise en scène de Wilder tourne autour de la dissimulation et du mensonge, et c’est absolument brillant.
Modèle de construction, modèle d’interprétation, modèle de réalisation… Double Indemnity ne cessera jamais d’être copié. Billy Wilder n’invente pas le film noir : d’autres avant lui avait raconté les histoires de ces hommes marqués par le destin implacable (Lang dans J’ai le droit de vivre en particulier). Mais celui-ci ne cessera jamais d’être copié. Le classique des classiques…
• Le film a été édité il y a quelques années chez Carlotta dans un magnifique coffret double DVD esthétiquement superbe, et au contenu passionnant : fin alternative, analyses, documentaires, et une curiosité : un remake (un peu pourri) réalisé pour la télévision dans les années 70 avec Richard Crenna, Samantha Eggar et Lee J. Cobb dans les rôles principaux.
samedi 2 août 2014
DOUBLE INDEMNITY – Assurance sur la mort
Réalisation : Billy Wilder Scénario : Billy Wilder et Raymond Chandler, d'après le roman de James M. Cain
Société de production : Paramount Pictures
Musique : Miklós Rózsa
Genre : Film noir
Durée : 107 min
Date de sortie : 6 septembre 1944 (USA)
Casting :
Barbara Stanwyck : Phyllis Dietrichson
Fred MacMurray : Walter Neff
Edward G. Robinson : Barton Keyes
L’HISTOIRE
Agent d’assurances, Walter Neff se remémore sa rencontre avec une cliente, la séduisante Phyllis Dietrichson, et, se confiant à son patron Barton Keyes via un dictaphone, il raconte comment il en est venu à planifier avec elle l’assassinat de son propre époux…
L’AVIS DU GENERAL YEN
Double Indemnity est un classique du film noir, genre que j’apprécie beaucoup, et qui reviendra souvent sur Films-Classiques. Le terme de film noirapparaît en 1946 en France, quand est diffusée simultanément une série de films sortis quelques années auparavant aux Etats-Unis et partageant un style semblable : The Maltese Falcon, Murder, my Sweet, The Woman in the Window, Laura et Double Indemnity. Le terme s’est vite popularisé outre-Atlantique, et est désormais associé à de nombreux films des années 40-50, dont l’archétype répond en principe aux critères suivants : le crime est raconté du point de vue du meurtrier, une femme fataleentraîne le héros dans sa chute, la mise en scène sombre reflète la psychologie des personnages. On retrouve tous ces éléments dans Double Indemnity, ce qui en fait le film noir par excellence.
Ce film bénéficie dès le départ d’une association de talents qui ne pouvait faire que des étincelles : le récit est tiré d’un roman de James M. Cain, l’auteur célébré du Facteur sonne toujours deux fois et de Mildred Pierce ; Billy Wilder, scénariste de Ball of Fire (un film très apprécié sur ce blog) et futur réalisateur de Sunset Boulevard, s’est adjoint dans l’écriture du scénario l’écrivain Raymond Chandler, le maître du roman noir, « père » du détective Philip Marlowe, que l’on retrouve dans The Big Sleep (adapté à l’écran en 1946 avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, excusez du peu).
Le film replacé dans son contexte, il est temps de vous expliquer les raisons qui me font placer ce film au sommet du cinéma hollywoodien.
Points forts
Pour un amateur de films noirs comme moi, Double Indemnity regorge d’atouts. Commençons par la distribution : si Edward G. Robinson était un habitué du genre, il n’en était rien pour Fred MacMurray et Barbara Stanwyck, qui ont accepté de casser leur image de héros moralement bons pour incarner à ma plus grande joie le « couple infernal » de ce film.
Incarnant un véritable anti-héros, peu scrupuleux à souhait, Fred MacMurray est parfait dans son rôle. Son personnage mène le récit de bout en bout grâce à cette voix-off, qui hante le film d’un ton posé et grave. Le film étant un long flashback, Walter Neff nous embarque dans les méandres de sa mémoire, et passe en revue sa réaction penaude face à l’apparition de Phyllis sortant du bain (comme quoi, ça n’est jamais bon signe), ses doutes quant aux allusions à peine subtiles de celle-ci, ses motivations qui le poussent à échafauder un plan machiavélique, sa peur enfin, face au raisonnement « à la Sherlock Holmes » de son patron. La personnalité de Walter Neff est complexe, et MacMurray dévoile avec brio, scène après scène, la nature profonde de son personnage.
Venons-en à la perf de ce film : Barbara Stanwyck est brillante dans son interprétation de Phyllis Dietrichson. J’appréciais depuis un moment cette actrice, que j’avais vue dans des rôles plus légers dans lesquels elle démontrait déjà tout son potentiel de séduction. J’adore justement chez elle la combinaison gagnante charisme + séduction, qui la rend ici irrésistible en « femme fatale ». Tantôt d’un charme déroutant, tantôt d’un cynisme glaçant, Barbara s’est renouvelée en tant qu’actrice avec ce film, et je ne peux que remercier Billy Wilder pour avoir insisté auprès d’elle pour qu’elle accepte ce rôle. Elle fait ici briller une fois de plus un de ses atouts majeurs : son regard. Ainsi, dans une des scènes les plus marquantes du film, ses yeux expriment un contentement morbide jouissif, impression renforcée par l’esquisse d’un léger sourire… Wonderful !
Quant à Edward G. Robinson en Barton Keyes, le patron de Walter Neff, c’est la justice en marche : il donne au film le « détective » qu’il lui manquait en menant l’enquête pour le compte de sa compagnie d’assurance. Possédant un sens de la déduction que Conan Doyle ne renierait pas (« the little man inside of me tells me… »), Keyes pousse nos héros dans leurs retranchements et magnifie le film en élevant le suspense. En particulier, les dialogues emplis de sous-entendus entre Neff et Keyes sont trépidants et portent la seconde partie du film.
Outre le scénario, brillant et efficace, ce film vaut le détour pour la qualité de sa mise en scène et son ambiance. On est là dans le film noir typique, et cela se voit. Des astuces de mise en scène nouvelles à l'époque ont d’ailleurs été reprises mille fois par la suite. Pour conférer au film son atmosphère sombre et oppressante, le directeur de la photographie, John F. Seitz, a par exemple fait usage des stores vénitiens pour donner l’illusion que nos héros sont comme prisonniers au moment où ils sont filmés. Comme si ce qu’ils venaient d’accomplir les liait un peu plus à leur destin. J’aime tout particulièrement l’usage qui est fait du contraste lumière / obscurité. D’une scène à l’autre, on passe d’un extérieur ensoleillé et apparemment idyllique à un intérieur filmé dans sa pénombre inquiétante : la mise en scène révèle ainsi que, sous une surface attrayante, la réalité est bien plus rotten (pourrie), pour reprendre une célèbre réplique du film. Des jeux de clair-obscur apparaissent également au sein d’un même plan : des ombres semblent parfois jaillir de l’image, reflétant les émotions et les sentiments des personnages.
Mention spéciale enfin à la musique de Miklós Rózsa, qui sublime le film et ses moments clés en particulier. Au générique, l’image d’une silhouette à béquilles qui s’avance vers nous au son d’une mélodie à suspense est cultissime.
Points faibles… vraiment ?
Plutôt que de m’échiner en vain à trouver des défauts à ce film que je trouve parfait dans son genre, je vais m’attarder sur le reproche fait par la critique : "Good movie... but the wig !" ("Bon film, si ce n'est la perruque"). Ainsi donc, la perruque portée par Barbara Stanwyck semble tellement factice que cela en ferait le principal défaut du film ! Pour moi, c’est au contraire un élément du génie du film. Eh bien oui, Phyllis n’est pas ce qu’elle semble au premier abord, et sa perruque est un indice de sa vraie personnalité. Tout son look a été soigneusement étudié pour pousser l’ambiguïté du personnage à son extrême : elle est séduisante (ah, ce bracelet de cheville…), mais sa coiffure, son maquillage, ses vêtements trahissent une forme de fausseté qui doit nous avertir… Or, le talent de Barbara nous donne presque envie de tomber dans ses filets !
Conclusion
Ce film trône au sommet de tous mes classements, et si vous deviez voir un seul film noir, ce serait celui-là. Je le préfère par exemple au Maltese Falcon ou au Big Sleep, car ce qui pour moi fait d’un film à suspense un chef d’œuvre, c’est une ambiance réussie plus qu’un scénario complexe. Et tout y est dans Double Indemnity. Alors si en plus la femme fatale est mon actrice favorite, cela ne peut qu’atteindre la perfection.
C'est vrai, Double Indemnity est indéniablement un très bon film noir... A voir absolument pour qui veut vraiment connaître le genre ! La performance de Stanwyck est excellente, tous les personnages sont bons et l'ambiance est très bien rendue : une musique qui captive dès l'entrée, une réalisation soignée qu'on pourrait décortiquer sur chaque scène ou presque, un scénario assez original sur la manière de raconter l'histoire... Ensuite je dois dire que j'ai moins apprécié que toi General Yen : j'avoue que je suis moins sensible aux films noirs. Mais je reconnais que je n'ai rien à reprocher au film, c'est une question de goûts et de préférences en fait...
Je ne suis pas non plus sensible à tous les films noirs... Disons que c'est une affaire d'ambiance réussie et de scénario qui dénote de la masse (en évitant les clichés des films de gangsters par exemple).
Grand fan de films classiques de l'âge d'or, j'ai découvert ce film il y a peu sur Arte, une intrigue très prenante mais la VF est immonde, les voix et bande sonores françaises sont sourdes presque incompréhensibles, j'ai un ami non anglophone qui l'a regardé et s'est endormi ! A voir obligatoirement en VO, son clair et limpide, mais par défaut c'était en VF car diffusion à 20h50
Dans notre top 10 des films noirs sur l'Avenue. Je te conseille si tu ne l'as déjà lu, le roman qui a bénéficié l'année dernière d'une nouvelle traduction ! Splendide.
(Double indemnity). Avec : Fred Mac-Murray (Walter Neff), Barbara Stanwyck (Phyllis Dietrichson), Edward G. Robinson (Barton Keyes), Jean Heather (Lola Dietrichson), Byron Barr (Nino Zachette). 1h46.
Los Angeles. Dans les bureaux de la compagnie d'assurances "Pacific All-Risk", Walter Neff se confesse à un dictaphone...
Quelques mois plus tôt, Walter Neff, un agent en assurances, fait la connaissance de Phyllis Dietrichson. Cette dernière souhaite assurer son mari sans que ce dernier le sache. Walter devient alors soupçonneux mais il est fasciné par Phyllis. Neff et Phyllis préparent et exécutent ensemble l'assassinat de M. Dietrichson, le mari de Phyllis, après que Neff lui ait fait signer à son insu une police d'assurance sur la vie.
Les deux complices croient avoir accompli le crime parfait. Mais le paiement de la prime est retardé par l'enquête que mène un ami et collègue de Neff, Barton Keyes, le très méticuleux chef du contentieux. Neff découvre en peu de temps que Phyllis a sans soute déjà tué la première femme de son mari, qu'elle n'a songé durant toute cette machination qu'à se servir de lui et qu'il a probablement un rival, Nino Zachette. Il compte faire endosser le crime à ce dernier. Mais, au cours de leur dernier entretien, Phyllis tire sur Neff qui l'abat, juste après qu'elle lui ait déclaré son amour. Blessé à mort, Neff dicte au magnétophone sa confession à l'intention de Keyes.
Le film appartient sans conteste au film noir avec sa morale récurrente : quel que soit le chemin que tu prends le destin finira par te rattrapper. A l'intérieur de la structure policière, la notion de fatalité remplace le suspense sur l'identité du coupable : dès les premiers mots du dialogue, la confession de Neff, le spectateur sait tout de l'auteur du crime et de son échec final.
Une femme fatale
Le destin s'incarne d'abord dans le personnage de la femme fatale, parfaitement représentée dans ses traits les plus caractéristiques : charme physique et cupidité. Dès les premiers plans de la rencontre entre Neff et Phyllis tout est dit. Nue dans sa serviette de bain, elle le domine du haut de l'escalier. Et lorsqu'elle le descend, un gros plan sur la chaîne en or qu'elle porte à la cheville la résume métonymiquement à un objet sexuel. Cette chaîne en or arrête le regard de Neff et exacerbe son désir sexuel, ce que confirmeront bientôt les dialogues à double entente à propos de la police automobile sur la conduite à tenir… en matière de séduction. Ces dialogues brillants sont un apport essentiel de Chandler qui déclara pourtant que sa collaboration avec Wilder avait abrégé ses jours alors que le réalisateur se réjouissait de ce décalage par rapport au roman de James Cain qui insiste plutôt sur la banalité des personnages (banalité sur laquelle Wilder fera retour lorsqu'il fera se rencontrer les amants dans un grand magasin au milieu d'américains très moyens cherchant haricots et pots pour bébés).
Lors de cette première rencontre toujours, les ombres du soleil sur les persiennes mi-closes ne manquent pas d'évoquer une toile d'araignée. Toile dans laquelle Neff, perdu au fond du canapé, finira par se perdre. Araignée tissant sa toile, Phyllis se révélera aussi mante religieuse insatiable tuant sans remords et séduisant tous les hommes qui passent à sa portée. Nulle misogynie pourtant chez Wilder qui soulève toujours le masque social de charmante idiote ou de férocité bourgeoise que les femmes sont obligées de porter pour en révéler la profonde et créatrice force vitale.
Il n'est ainsi pas si sûr que Phyllis fasse preuve de perversité morale éhontée. Certes elle séduit Nino Zachette, le jeune homme dont est amoureuse Lola, sa belle fille, très probablement avant sa rencontre avec Neff. Mais lorsqu'elle le rappelle après le meurtre, durant quatre nuits selon les dires du détective, elle sait déjà que son amour avec Neff est mort. Comme elle le lui dira lors de leur dernière rencontre le meurtre qu'ils ont commis ne les a pas rapprochés mais éloignés. Neff, n'est en effet qu'un séducteur de pacotille, prêt à jeter l'éponge dès que son meurtre parfait se grippe. Si Phyllis le conduit au crime, elle n'aura été le catalyseur d'un désir plus profondément enfoui et qui va prendre plus de poids que l'amour.
Sortir de la prison sociale
Le destin était en effet entré en scène avant même l'apparition de Phyllis avec ce plan magnifique où Neff domine les bureaux de l'assurance. Plan qui ne manque pas de rappeler celui du pool de secrétaires dans La garçonnière où chacun est censé resté dans son pré carré. Or Neff a depuis longtemps l'envie de commettre le crime parfait pour déjouer les stratégies de son patron qu'il aime bien mais méprise discrètement (il refuse la promotion qu'il lui offre). Neff a le désir de sortir de l'aliénation par le travail qui conduit Keyes à une vie solitaire, compulsant jours et nuits des statistiques et méprisant toute forme de vie amoureuse. Son célibat forcé le conduisant toujours à ironiser sur les amours des autres, il croit Neff poursuivi par une Georgie alcoolique et est certain que le témoin reste en ville pour une visite aux prostitués. Cette même vie poussiéreuse était l'apanage de Phyllis avec un mari obsédé par ses puits de pétrole et habitant une maison certes cossue mais délabrée :
"Lorsque nous avons tourné Double indemnity dans la villa de style espagnol, un peu délabrée et un peu démodée qu'habite Barbara Stanwyck, je voulais montrer le caractère poussiéreux de sa vie : la prison du couple dont la femme veut s'évader - fut-ce au prix d'un meurtre…. J'ai dit à mon caméraman, John F. Seitz, que je voulais avoir de la poussière dans la maison, pour rendre sensible l'atmosphère étouffante du délabrement. John Seitz a essayé tout ce qu'il a pu. Et nous avons fin par trouver une poussière argentée qui dansait dans la lumière comme dans les tableaux des maîtres anciens".
Le fameux gimmick où Neff allume perpétuellement le cigare de Keyes, toujours en manque d'allumette, pourrait ainsi s'interpréter à l'aune du désir de chacun des personnages. Le renversement final où Neff est sans allumettes marque la fin de son désir de vivre alors que Keyes voit en l'amitié la seule valeur humaine en laquelle il a jamais cru. Ce plan final, d'une grande beauté plastique, était si fort que Wilder a du procéder à la coupe des scènes finales montrant le procès et l'exécution dans la chambre à gaz de Walter Neff :
"…j'ai quand même coupé cette scène, alors même qu'elle avait couté très cher à la production parce que c'était un anticlimax suite à la scène de la cigarette. J'avais compris qu'après cette scène, il ne fallait plus rien."
A noter aussi : deux très belles scènes de suspens : l'exécution du mari et le maquillage en accident de train (nécessaire pour toucher la fameuse prime double) et la convocation de Phyllis chez le patron de Keyes. Plus convenue, la scène où Phyllis est sur le point d'être découverte chez Neff par Keyes repose sur une amusante manipulation du décor : la porte s'ouvre sur l'extérieur permettant ainsi à Phyllis d'être cachée dans le couloir.
Jean-Luc Lacuve
Bibliographie :
Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma
Billy Wilder, Et tout le reste est folie - mémoires, Robert Laffont, 1993
Décrire l'histoire, c'est perdre les nuances qui la rendent attrayante. Phyllis veut que Walter vende à son mari une police de double indemnité pour 50,000 XNUMX $, puis répare le décès « accidentel » du mari. Walter accepte, apparemment parce qu'il est tombé sous son charme sexuel. Ils font une substitution intelligente. Le mari, avec des béquilles avec une jambe, suffoque avant un voyage en train. Prenant sa place, Neff monte dans le train et saute. Ils laissent le corps du mari sur les rails. Parfait. Mais plus tard dans la nuit, se rendant à la pharmacie pour établir un alibi, Neff se souvient : « Je ne pouvais pas entendre mes propres pas. C'était la marche d'un mort.
Un crime intelligent. Mais pourquoi l'ont-ils fait ? Phyllis s'ennuyait et son mari avait perdu beaucoup d'argent dans le commerce du pétrole, alors elle avait une raison. Mais c'est comme si l'idée du meurtre ne s'était matérialisée que parce que Neff l'avait fait, là dans son salon, en parlant d'assurance. Lors de leur troisième rencontre, après de nombreux jeux de mots agressifs, elles acceptent de tuer le mari et de récupérer l'argent. Je suppose qu'ils font l'amour aussi; dans les films de 1944, vous ne pouvez pas être sûr, mais s'ils le font, ce n'est qu'une fois.
Parce que? Neff est-il aveuglé par la luxure et la cupidité ? C'est la lecture traditionnelle du film : homme faible, femme forte. Mais il est lointain, froid, dur, laconique. Il l'appelle toujours "bébé", comme si elle était une marque, pas une femme. Ses yeux sont surveillés et sa posture réservée. Ce n'est pas lunaire. Et Phyllis ? Froid aussi. Mais plus tard dans le film, elle dit qu'elle se soucie plus d'"eux" que de l'argent. On peut croire que le mari est mort pour de l'argent s'ils semblent tous les deux motivés par la cupidité, mais ils ne le sont pas. On peut croire qu'il est mort pour sa passion, mais cela ressemble plus à un fantasme et s'estompe après le meurtre.
Prenant du recul par rapport au film et à ce qu'il attend de nous, je les vois engagés non pas dans une romance ou un vol, mais dans un comportement. Ils sont intoxiqués par leurs styles personnels. Styles appris dans les films, à la radio et dans les magazines policiers. C'est comme si elles avaient été inventées par Ben Hecht à travers son dialogue sur le crime. Walter et Phyllis sont des personnages pulp avec peu de profondeur psychologique, et c'est ce que veut Billy Wilder. Ses meilleurs films sont des comédies sardoniques, et dans celui-ci, Phyllis et Walter font une mauvaise
C'est vrai, Double Indemnity est indéniablement un très bon film noir... A voir absolument pour qui veut vraiment connaître le genre !
RépondreLa performance de Stanwyck est excellente, tous les personnages sont bons et l'ambiance est très bien rendue : une musique qui captive dès l'entrée, une réalisation soignée qu'on pourrait décortiquer sur chaque scène ou presque, un scénario assez original sur la manière de raconter l'histoire...
Ensuite je dois dire que j'ai moins apprécié que toi General Yen : j'avoue que je suis moins sensible aux films noirs. Mais je reconnais que je n'ai rien à reprocher au film, c'est une question de goûts et de préférences en fait...
Je ne suis pas non plus sensible à tous les films noirs... Disons que c'est une affaire d'ambiance réussie et de scénario qui dénote de la masse (en évitant les clichés des films de gangsters par exemple).
RépondreGrand fan de films classiques de l'âge d'or, j'ai découvert ce film il y a peu sur Arte, une intrigue très prenante mais la VF est immonde, les voix et bande sonores françaises sont sourdes presque incompréhensibles, j'ai un ami non anglophone qui l'a regardé et s'est endormi ! A voir obligatoirement en VO, son clair et limpide, mais par défaut c'était en VF car diffusion à 20h50
RépondreDans notre top 10 des films noirs sur l'Avenue. Je te conseille si tu ne l'as déjà lu, le roman qui a bénéficié l'année dernière d'une nouvelle traduction ! Splendide.
RépondreJe n'ai pas encore eu cette chance. Merci du conseil !
Assurance sur la mort
Los Angeles. Dans les bureaux de la compagnie d'assurances "Pacific All-Risk", Walter Neff se confesse à un dictaphone...
Quelques mois plus tôt, Walter Neff, un agent en assurances, fait la connaissance de Phyllis Dietrichson. Cette dernière souhaite assurer son mari sans que ce dernier le sache. Walter devient alors soupçonneux mais il est fasciné par Phyllis. Neff et Phyllis préparent et exécutent ensemble l'assassinat de M. Dietrichson, le mari de Phyllis, après que Neff lui ait fait signer à son insu une police d'assurance sur la vie.
Les deux complices croient avoir accompli le crime parfait. Mais le paiement de la prime est retardé par l'enquête que mène un ami et collègue de Neff, Barton Keyes, le très méticuleux chef du contentieux. Neff découvre en peu de temps que Phyllis a sans soute déjà tué la première femme de son mari, qu'elle n'a songé durant toute cette machination qu'à se servir de lui et qu'il a probablement un rival, Nino Zachette. Il compte faire endosser le crime à ce dernier. Mais, au cours de leur dernier entretien, Phyllis tire sur Neff qui l'abat, juste après qu'elle lui ait déclaré son amour. Blessé à mort, Neff dicte au magnétophone sa confession à l'intention de Keyes.
Le film appartient sans conteste au film noir avec sa morale récurrente : quel que soit le chemin que tu prends le destin finira par te rattrapper. A l'intérieur de la structure policière, la notion de fatalité remplace le suspense sur l'identité du coupable : dès les premiers mots du dialogue, la confession de Neff, le spectateur sait tout de l'auteur du crime et de son échec final.
Une femme fatale
Le destin s'incarne d'abord dans le personnage de la femme fatale, parfaitement représentée dans ses traits les plus caractéristiques : charme physique et cupidité. Dès les premiers plans de la rencontre entre Neff et Phyllis tout est dit. Nue dans sa serviette de bain, elle le domine du haut de l'escalier. Et lorsqu'elle le descend, un gros plan sur la chaîne en or qu'elle porte à la cheville la résume métonymiquement à un objet sexuel. Cette chaîne en or arrête le regard de Neff et exacerbe son désir sexuel, ce que confirmeront bientôt les dialogues à double entente à propos de la police automobile sur la conduite à tenir… en matière de séduction. Ces dialogues brillants sont un apport essentiel de Chandler qui déclara pourtant que sa collaboration avec Wilder avait abrégé ses jours alors que le réalisateur se réjouissait de ce décalage par rapport au roman de James Cain qui insiste plutôt sur la banalité des personnages (banalité sur laquelle Wilder fera retour lorsqu'il fera se rencontrer les amants dans un grand magasin au milieu d'américains très moyens cherchant haricots et pots pour bébés).
Lors de cette première rencontre toujours, les ombres du soleil sur les persiennes mi-closes ne manquent pas d'évoquer une toile d'araignée. Toile dans laquelle Neff, perdu au fond du canapé, finira par se perdre. Araignée tissant sa toile, Phyllis se révélera aussi mante religieuse insatiable tuant sans remords et séduisant tous les hommes qui passent à sa portée. Nulle misogynie pourtant chez Wilder qui soulève toujours le masque social de charmante idiote ou de férocité bourgeoise que les femmes sont obligées de porter pour en révéler la profonde et créatrice force vitale.
Il n'est ainsi pas si sûr que Phyllis fasse preuve de perversité morale éhontée. Certes elle séduit Nino Zachette, le jeune homme dont est amoureuse Lola, sa belle fille, très probablement avant sa rencontre avec Neff. Mais lorsqu'elle le rappelle après le meurtre, durant quatre nuits selon les dires du détective, elle sait déjà que son amour avec Neff est mort. Comme elle le lui dira lors de leur dernière rencontre le meurtre qu'ils ont commis ne les a pas rapprochés mais éloignés. Neff, n'est en effet qu'un séducteur de pacotille, prêt à jeter l'éponge dès que son meurtre parfait se grippe. Si Phyllis le conduit au crime, elle n'aura été le catalyseur d'un désir plus profondément enfoui et qui va prendre plus de poids que l'amour.
Sortir de la prison sociale
Le destin était en effet entré en scène avant même l'apparition de Phyllis avec ce plan magnifique où Neff domine les bureaux de l'assurance. Plan qui ne manque pas de rappeler celui du pool de secrétaires dans La garçonnière où chacun est censé resté dans son pré carré. Or Neff a depuis longtemps l'envie de commettre le crime parfait pour déjouer les stratégies de son patron qu'il aime bien mais méprise discrètement (il refuse la promotion qu'il lui offre). Neff a le désir de sortir de l'aliénation par le travail qui conduit Keyes à une vie solitaire, compulsant jours et nuits des statistiques et méprisant toute forme de vie amoureuse. Son célibat forcé le conduisant toujours à ironiser sur les amours des autres, il croit Neff poursuivi par une Georgie alcoolique et est certain que le témoin reste en ville pour une visite aux prostitués. Cette même vie poussiéreuse était l'apanage de Phyllis avec un mari obsédé par ses puits de pétrole et habitant une maison certes cossue mais délabrée :
"Lorsque nous avons tourné Double indemnity dans la villa de style espagnol, un peu délabrée et un peu démodée qu'habite Barbara Stanwyck, je voulais montrer le caractère poussiéreux de sa vie : la prison du couple dont la femme veut s'évader - fut-ce au prix d'un meurtre…. J'ai dit à mon caméraman, John F. Seitz, que je voulais avoir de la poussière dans la maison, pour rendre sensible l'atmosphère étouffante du délabrement. John Seitz a essayé tout ce qu'il a pu. Et nous avons fin par trouver une poussière argentée qui dansait dans la lumière comme dans les tableaux des maîtres anciens".
Le fameux gimmick où Neff allume perpétuellement le cigare de Keyes, toujours en manque d'allumette, pourrait ainsi s'interpréter à l'aune du désir de chacun des personnages. Le renversement final où Neff est sans allumettes marque la fin de son désir de vivre alors que Keyes voit en l'amitié la seule valeur humaine en laquelle il a jamais cru. Ce plan final, d'une grande beauté plastique, était si fort que Wilder a du procéder à la coupe des scènes finales montrant le procès et l'exécution dans la chambre à gaz de Walter Neff :
"…j'ai quand même coupé cette scène, alors même qu'elle avait couté très cher à la production parce que c'était un anticlimax suite à la scène de la cigarette. J'avais compris qu'après cette scène, il ne fallait plus rien."
A noter aussi : deux très belles scènes de suspens : l'exécution du mari et le maquillage en accident de train (nécessaire pour toucher la fameuse prime double) et la convocation de Phyllis chez le patron de Keyes. Plus convenue, la scène où Phyllis est sur le point d'être découverte chez Neff par Keyes repose sur une amusante manipulation du décor : la porte s'ouvre sur l'extérieur permettant ainsi à Phyllis d'être cachée dans le couloir.
Jean-Luc Lacuve
Bibliographie :
Critique du film Double Indemnité (1944)
Décrire l'histoire, c'est perdre les nuances qui la rendent attrayante. Phyllis veut que Walter vende à son mari une police de double indemnité pour 50,000 XNUMX $, puis répare le décès « accidentel » du mari. Walter accepte, apparemment parce qu'il est tombé sous son charme sexuel. Ils font une substitution intelligente. Le mari, avec des béquilles avec une jambe, suffoque avant un voyage en train. Prenant sa place, Neff monte dans le train et saute. Ils laissent le corps du mari sur les rails. Parfait. Mais plus tard dans la nuit, se rendant à la pharmacie pour établir un alibi, Neff se souvient : « Je ne pouvais pas entendre mes propres pas. C'était la marche d'un mort.
Un crime intelligent. Mais pourquoi l'ont-ils fait ? Phyllis s'ennuyait et son mari avait perdu beaucoup d'argent dans le commerce du pétrole, alors elle avait une raison. Mais c'est comme si l'idée du meurtre ne s'était matérialisée que parce que Neff l'avait fait, là dans son salon, en parlant d'assurance. Lors de leur troisième rencontre, après de nombreux jeux de mots agressifs, elles acceptent de tuer le mari et de récupérer l'argent. Je suppose qu'ils font l'amour aussi; dans les films de 1944, vous ne pouvez pas être sûr, mais s'ils le font, ce n'est qu'une fois.
Parce que? Neff est-il aveuglé par la luxure et la cupidité ? C'est la lecture traditionnelle du film : homme faible, femme forte. Mais il est lointain, froid, dur, laconique. Il l'appelle toujours "bébé", comme si elle était une marque, pas une femme. Ses yeux sont surveillés et sa posture réservée. Ce n'est pas lunaire. Et Phyllis ? Froid aussi. Mais plus tard dans le film, elle dit qu'elle se soucie plus d'"eux" que de l'argent. On peut croire que le mari est mort pour de l'argent s'ils semblent tous les deux motivés par la cupidité, mais ils ne le sont pas. On peut croire qu'il est mort pour sa passion, mais cela ressemble plus à un fantasme et s'estompe après le meurtre.
Prenant du recul par rapport au film et à ce qu'il attend de nous, je les vois engagés non pas dans une romance ou un vol, mais dans un comportement. Ils sont intoxiqués par leurs styles personnels. Styles appris dans les films, à la radio et dans les magazines policiers. C'est comme si elles avaient été inventées par Ben Hecht à travers son dialogue sur le crime. Walter et Phyllis sont des personnages pulp avec peu de profondeur psychologique, et c'est ce que veut Billy Wilder. Ses meilleurs films sont des comédies sardoniques, et dans celui-ci, Phyllis et Walter font une mauvaise