En seulement quatre films, Jean Gabin et Marcel Carné ont vécu l’un des compagnonnages les plus mythiques du cinéma français. De la rencontre de Quai des brumes aux grincements de dents de L’Air de Paris, retour sur une amitié parfois orageuse.
On connaît l’habitude qu’avait Gabin de doter ses réalisateurs de surnoms affectueux. Duvivier était ainsi « Dudu », Renoir « le Gros » : malgré une différence d’âge d’à peine cinq ans, Carné sera « le Môme ». Bien que tous les historiens du cinéma ne s’accordent pas sur ce point, il semble que ce soit Gabin lui-même qui, en 1937, provoque la rencontre avec le jeune réalisateur. L’acteur vient de découvrir un peu par hasard son film Drôle de drame et, contrairement aux spectateurs qui désertaient la salle en vociférant, cette comédie loufoque lui a bien plu. Raoul Ploquin, responsable des films français à la UFA, arrange donc une entrevue, au cours de laquelle il demande à Carné s’il aurait par hasard une idée de film pour le comédien. Enthousiasmé à l’idée de travailler avec le héros de La Bandera, le réalisateur lui « vend » alors le projet de Quai des brumes. Lors du tournage, Gabin et Carné vont mutuellement s’impressionner, et l’acteur, user de tout son prestige pour épauler le cinéaste face aux récriminations du producteur. Le triomphe connu par le film à sa sortie achève de sceller leur amitié…
Lorsque Carné et Gabin décident de retravailler ensemble quelques mois plus tard, l’acteur suggère d’adapter Martin Roumagnac, un roman dont il vient d’acheter les droits. Mais, s’inclinant devant le refus de Prévert et Carné, il se lance avec eux dans le projet du Jour se lève. Pour la seconde fois, l’accord sur le plateau entre le comédien et le cinéaste est parfait. Malheureusement, la guerre va mettre provisoirement un terme à leur collaboration, et leurs retrouvailles en 1946 donneront lieu à une regrettable incompréhension. Gabin commence en effet par proposer à nouveau le projet de Martin Roumagnac à Carné et Prévert, lesquels n’ont pas changé d’avis dans l’intervalle. Déçu, l’acteur accepte toutefois de participer aux Portes de la nuit, une évocation du Paris nouvellement libéré, demandant seulement que le film comporte un rôle pour Marlene Dietrich. Mais celle-ci, n’obtenant pas les modifications de scénario exigées, se retire du projet, bientôt suivie par Gabin qui, estimant que la préparation des Portes de la nuit, a pris trop de retard, s’en va tourner Martin Roumagnac.
Comme on l’imagine, l’incident jette un sérieux froid entre Gabin et Carné, d’autant que Martin Roumagnac et Les Portes de la nuits’avèrent tous deux des désastres commerciaux. qui vont longtemps peser sur la carrière des deux artistes. Au point que Carné alignera les projets avortés jusqu’à ce que, contre toute attente, Gabin lui propose en 1949 de porter à l’écran un roman de Simenon. Oubliant leurs rancœurs, les deux hommes tournent alors La Marie du port, film qui, sans obtenir un énorme succès, permet au moins au cinéaste de se remettre en selle. Le tandem décide même trois ans plus tard de se réunir à nouveau, cette fois pour L’Air de Paris : mais cette histoire d’entraîneur qui place tous ses espoirs en un jeune boxeur sera fatale à leur amitié. L’acteur estime en effet (non sans raison) que, modifiant l’histoire initialement prévue. Carné a privilégié le rôle du jeune Roland Lesaffre. Une « trahison » qui n’empêchera pas Gabin de recevoir pour le film le Prix d’interprétations à Venise – mais les deux hommes ne tourneront plus jamais ensemble.
MARCEL CARNÉ Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.
JEAN GABIN S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.
LE SECOND SOUFFLE DE CARNÉ Après un début de carrière triomphal, l’auteur de Quai des brumes connaît au sortir de la guerre une inexplicable traversée du désert. Il lui faudra attendre 1950 pour prouver qu’il est encore, et pour longtemps, l’un des meilleurs cinéastes français.
LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938) « T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable.
LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939) Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).
LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950) Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…
L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954) A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel Carné, Thérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.
Psychose est considéré par beaucoup comme l’un des chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Sans aucun doute compte-il parmi ses films les plus poignants, et il est, de loin, celui qui rapportera le plus d’argent. Pourtant, quand il proposa Psychose comme suite à La Mort aux trousses(North by Northwest), la Paramount se montra si peu enthousiaste qu’Hitchcock dut financer le projet lui-même.
Lorsque Marion Crane s’effondra lentement sur les carreaux lisses et blancs de la salle de bains de son motel, l’Amérique, abasourdie, n’en crut pas ses yeux. Quarante-six minutes seulement étaient passées, et l’héroïne était morte. Quand, finalement, la caméra se fige sur l’œil inamovible de la femme assassinée, les mâchoires tombent – autant par incrédulité que par l’horreur dont témoigne la scène. Jamais auparavant un réalisateur n’avait bousculé son audience aussi rapidement et avec autant d’efficacité. C’était en 1960, le film était Psychose et son réalisateur, le génial Alfred Hitchcock.
Ce qui avait commencé comme un petit film sans grande ambition, réalisé en grande partie par une équipe de télévision, et avec un budget qui n’aurait pas suffi à acheter deux stars hollywoodiennes, allait devenir un monstre du box-office. Des cinémas bondés, des files d’attente interminables, les drive-ins refusant du monde… Psychose était devenu le film le plus vu de l’année. Hitchcock avait dirigé le lancement de Psychose avec le même sens du détail qui présidait à sa réalisation. Maître manipulateur, il avait distribué des notices particulières aux cinémas diffusant son film, précisant dans le détail comment Psychose devait être présenté, et posant comme condition à sa location qu’aucun spectateur ne doive pénétrer dans la salle après le début du film. Un chef-d’œuvre d’esbroufe et de fanfaronnades qui allait jusqu’à recommander de faire appel à un service d’ordre supplémentaire…
D’immenses posters à l’effigie d’Hitchcock vinrent orner les foyers de cinémas où une bande sonore était diffusée : le réalisateur y expliquait les règles d’entrée aux visiteurs et appelait à la discrétion ceux qui sortaient. La cerise sur le gâteau était une bande-annonce, écrite par James Allardice, dans laquelle il promène le public dans la maison et le motel de Bates. Bande-annonce dans laquelle il révèle une bonne part de l’intrigue – jusqu’aux scènes clés, comme le meurtre dans la douche. Mais de cette façon, il ne faisait qu’augmenter la curiosité du spectateur et, par là même, le suspense.
Hitchcock était lié à la Paramount depuis 1953, ayant depuis acquis la position enviable d’être assuré d’un cachet de 250 000 dollars par film, ainsi que d’une carte blanche pour ses films allant jusqu’à 3 millions de dollars. En observateur perspicace des mœurs, il savait que l’Amérique était à l’orée d’importants changements. Eisenhower avait quitté le pouvoir, les Kennedy y arrivaient. À Hollywood, la censure elle-même était en pleine mutation. Plus rien n’était comme avant, Hitchcock, très déçu par l’échec de Sueurs froides (Vertigo), réalisé l’année précédente, semblait ne plus faire grand cas de ce qu’il appelait sa « clinquante babiole Technicolor » aux stars dorées. Tout se passait comme s’il préparait son entourage à des changements radicaux dans sa manière d’opérer.
Ainsi, quand la fidèle collaboratrice d’Hitchcock lui apporta le roman de Robert Bloch « Psychose », il fut immédiatement intéressé. L’histoire de ce propriétaire de motel devenu meurtrier travesti convenait parfaitement à l’époque – plus précisément, c’était une histoire dont le temps était venu. Il aimait les histoires pour lesquelles il pouvait immédiatement visualiser certaines scènes. C’était le cas pour Psychose, où la soudaineté du meurtre dans la douche lui plaisait particulièrement. En outre, il appréciait l’effet choc produit par le meurtre du personnage principal si tôt dans le film le public allait être stupéfié.
Mais Psychose avait ses problèmes. Malgré l’évolution des mœurs, la censure allait avoir du mal à avaler certaines scènes du livre – scènes de violence ou scènes érotiques-, sans parler du thème du travestissement. Et ce n’était pas seulement la censure qu’Hitchcock aurait à combattre. La Paramount était demandeuse de grands succès familiaux et voyait avec beaucoup moins d’enthousiasme ce qu’elle considérait comme un futur film marginal et provocateur. Au moment où il découvrait le roman de Bloch, Hitchcock travaillait à une série télévisée hebdomadaire de films à suspense d’une demi-heure, intitulée Alfred Hitchcock Presents. Un exercice purement financier : le réalisateur percevait les droits des épisodes, dotés d’un maigre budget de 130 000 dollars, après chaque diffusion.
Ainsi, quand la Paramount finit par annoncer à son réalisateur si indépendant qu’elle ne financerait pas Psychose, Hitchcock se proposa pour prendre en charge le film lui-même en échange de 60 % des ventes. Il alla jusqu’à accepter de tourner chez Universal. La proposition ne pouvait se refuser ! Entre le printemps et l’été 1959, il se mit avidement à travailler à ce qui était alors considéré comme sa « petite production », son 47e film. Muni du livre et des notes du maître, le scénariste James Cavanagh se mit à l’ouvrage pour rendre une ébauche terminée en août.
Son travail ne tint pas assez compte des indications du réalisateur : Dès qu’Hitchcock lut une scène en désaccord avec ses propres directives, Cavanagh fut promptement remercié. Il fut remplacé par l’insolent et dégourdi scénariste Joseph Stefano. Un jeune trentenaire qu’apprécia immédiatement le réalisateur, qui, contrairement à son habitude d’embaucher à la semaine, loua les services de Stefano tout au long des trois mois que prit la production.
L’écrivain et le réalisateur se voyaient quotidiennement – mais rarement avant 11 heures : Stefano, comme beaucoup d’Américains à l’époque, était en analyse. Un coup de chance pour le scénario, la connaissance des théories psychanalytiques de l’écrivain s’avérant bénéfique pour l’écriture de Psychose. Stefano prit de suite le bon départ. L’idée du jeune scénariste de faire démarrer le film sur une rencontre amoureuse entre Marion et Sam dans un hôtel minable, à l’heure du déjeuner, fit les délices du réalisateur. Un écrivain plus expérimenté n’aurait pas eu l’audace d’une telle scène, par crainte des foudres de la censure. Et le début hardi de Stefano connut un succès définitif quand il fit de Marion une jeune femme sympathique piégée par ses propres choix de vie.
Jeune employée célibataire, Marion est obsédée par la sécurité du mariage. Sam, de son côté, juge le mariage rendu impossible par ses dettes, tant professionnelles que dues a son ex-femme. Le public est ainsi amené a s’identifier à Marion quand, contre sa propre nature, elle prend la décision fatale de voler 40 000 dollars, s’échappe de son quotidien étouffant et s’enfuit vers les bras de son amant. C’est la même naïveté audacieuse qui pousse Stefano à suggérer que Marion récupère, dans des toilettes, l’argent dont elle a besoin. Jamais avant Psychose on n’avait vu de toilettes dans un film américain ! Par de multiples aspects, Psychose allait être un film unique. Hitchcock se régalait de telles scènes osées, conscient de pouvoir, le cas échéant, les mettre sous le nez de la censure, ce qui ne manquerait pas de la détourner de la scène centrale : le meurtre dans la douche.
En septembre 1959, Hitchcock était sur le point d’en avoir terminé avec la préproduction, et formait déjà son équipe de tournage. Farouchement timide, il préférait s’entourer de visages familiers. Qui plus est Psychose avait un budget serré, il fit donc largement appel à l’équipe de sa série télévisée. Certains de ses fidèles collaborateurs sur les films précédents restèrent : Saul Bass pour le générique, Bernard Herrmann pour la musique et George Tomasini pour le montage. Le chef opérateur Robert Burks et le directeur artistique étaient pris sur d’autres projets de la Paramount, Hitchcock fit donc appel à son cameraman télé John Russell et demanda à Hilton Green de l’assister à la réalisation. La direction artistique fut assurée par Joseph Hurley et Robert Clatworthy. C’est cette équipe hybride qui donnera à Psychose son atmosphère rugueuse et tendue. Le casting pour Psychose était aussi original que génial. La faiblesse du budget excluait de fait toute star établie. Pour son rôle dans La Mort aux trousses, Cary Grant avait, à lui seul, coûté 450 000 dollars à la Paramount, et Hitchcock n’espérait pas obtenir le double de ce montant pour la totalité de son film. Ce qui ne l’empêcha pas de faire des choix judicieux.
Dans le roman de Bloch, Norman Bates est un homme entre deux âges, obèse et alcoolique. Stefano proposa un Norman plus jeune, svelte et vulnérable. Anthony Perkins, alors âgé de 27 ans, aux allures d’idole des jeunes, allait s’avérer l’acteur parfait. De plus, Perkins devait un rôle à la Paramount et put être embauché pour 40 000 dollars. Pour le rôle de Marion Crane, Hitchcock cherchait la plus brillante star que ses moyens lui permettraient d’obtenir. li savait que plus l’actrice serait connue, plus la disparition précoce de son personnage allait produire d’effet. Et le choix de Janet Leigh allait s’avérer aussi surprenant que celui d’Anthony Perkins. Hitchcock lui envoya le livre de Bloch accompagné d’une note l’informant que le personnage « serait amélioré ». Leigh fut alors invitée à déjeuner chez lui, à Bellagio Road. Elle put y découvrir les méthodes de travail du maître. « Il esquissait son plan de travail, se rappellera-t-elle. Le cadrage et l’image de chaque scène étaient préalablement déterminés, et soigneusement planifiés avant même le début du tournage. Il ne pouvait y avoir aucun écart. Son art était absolu.»
Hitchcock avait la mainmise sur tous les aspects du film. Il participa même au choix des costumes, insistant pour que Janet Leigh porte de « la bonne laine. Parce-que cela capte si joliment la lumière ». Le réalisateur alla jusqu’à choisir les sous-vêtements de son actrice pour la scène d’ouverture, précisant : « Il faut que les sous-vêtements soient identifiables pour un grand nombre de femmes dans le pays. » Durant la première semaine de novembre, l’équipe se mit à explorer les terrains des studios Universal, à la recherche d’un ensemble de maisons satisfaisant Elle mit bientôt la main sur ce qui pouvait devenir ce qu’Hitchcock appelait le « gothique californien ». La maison devait s’inspirer d’un mélange de House by the Railroad, du peintre Edward Hopper et de la maison de la famille Adams dans le dessin animé de Charles Adams.
Hitchcock était méticuleux. Durant la préproduction, il envoya des photographes prendre des vues de Phoenix, de ses habitants, ses hôtels, son commissariat, son concessionnaire de voitures d’occasion et de la route entre Phoenix et Fairvale. Il alla jusqu’à rencontrer des femmes qui pouvaient ressembler au personnage de Marion Crane, afin de photographier leur chambre, leurs vêtements et leurs bagages. ll fallait faire un film doté d’un réalisme auquel le public pourrait réellement adhérer. Tel un stratège, Hitchcock semblait se nourrir des détails, comme s’il prenait plus de plaisir dans le travail de préparation de la préproduction que dans toute autre partie de la réalisation.
Le tournage débuta dans les derniers jours de novembre 1959, et, dès le début, le réalisateur imposa une stricte sécurité sur le décor, demandant à l’équipe de garder le secret absolu. Il supprima même toute présentation du synopsis au public. Mais, en bon homme de spectacle, Hitchcock arrangea certaines séances photographiques impromptues et durant tout le tournage, se servit d’un fauteuil de réalisateur au nom de « Mme Bates »… Durant toute la réalisation, Hitchcock était d’un tel sérieux que son autorité fut incontestée. Avec ses manières rigoureuses et classiques, il portait invariablement un costume sombre. Toute son équipe en prit bonne note et s’habilla en conséquence, ce qui allait donner au tournage une atmosphère très « old fashioned ».
Les moins familiers avec les méthodes de travail d’Hitchcock le trouvaient fréquemment ennuyé ou distrait sur le tournage. Mais son maintien en retrait tenait au fait qu’ayant tout planifié avec tant de précision il ne lui restait plus qu’à regarder le film se faire. En travaillant avec des gens qu’il appréciait, Hitchcock pouvait pourtant être atrocement drôle. Ainsi, pour choisir le squelette momifié de Mme Bates, il testait les différents modèles en les plaçant sur la chaise de son actrice principale sa réaction donnait la mesure de la réussite.
La puissance déstabilisante de Psychose trouvait sa source dans la folie même de Norman Bates. Avec une telle base, Hitchcock n’avait guère besoin de multiplier les effets spéciaux pour rehausser l’horreur du film. La touche du maître fut pourtant visible dans le déroulement des deux scènes d’assassinat, où il offre à son public de pures images de terreur. La mort de Marion Crane se fit en sept jours de tournage et 70 prises différentes pour juste 45 secondes de plans rapidement enchaînés. On avait rarement vu une scène d’un tel impact. Le meurtre de Marion Crane n’était pas seulement une scène pivot pour la cohérence de Psychose, il allait donner au réalisateur le rang de maître.
Hitchcock répétait souvent qu’il dirigeait le tournage avant de diriger son public. Et c’est bien ce qu’il fit dans la salle de bains blanche du Bates Motel. Il faut voir à quel point l’attention est portée sur le voyeurisme face à cette femme séduisante, nue sous la douche ; à quel point l’accent est mis sur l’effrayant couteau et le sang qui gicle. La vraie force de Psychose, sa véritable horreur, repose sur la manière dont Hitchcock tue l’émotion du public.
Le meurtre a été tourné la semaine précédant Noël, ce qui, pour Janet Leigh, ajoutait à la scène une dimension surnaturelle. « Durant la journée, dira-t-elle, j’étais dans l’angoisse d’être poignardée à mort, et le soir j’emballais les cadeaux de Noël pour les enfants.» Bien que la scène de la douche soit épuisante et représente un véritable défi, Hitchcock considérait la mort du détective privé Milton Arbogast (Martin Balsam) comme encore plus cruciale pour le film. La scène, telle que décrite dans le scénario offrait également un défi technique plus important, avec des vues en contre-plongée et la chute de la victime dévalant l’escalier à reculons, suivie par son agresseur armé.
En tant que seul autre moment violent du film, la scène devait être réalisée avec un maximum d’impact. Mais il était également crucial de ne pas dévoiler l’identité de l’agresseur. De subtiles prises de vue allaient permettre d’atteindre ces deux objectifs. Hitchcock tricha aussi légèrement. Pour le rôle de la mère, il fit appel à l’actrice Mitzi Koestner, qui mesurait environ 1,50 m et devait renforcer la confusion sur l’identité de Mme Bates. Une fois qu’Arbogast eut rejoint la tombe marécageuse de Marion Crane, le film allait rapidement atteindre son dénouement.
Sam et Lila se rendent alors au Bates Motel, déterminés à découvrir la vérité. Durant la joute verbale qui oppose Sam et Norman dans le bureau, Lila suit les pas d’Arbogast et pénètre dans la demeure interdite. Le public s’attend alors à une nouvelle attaque. Et lorsque Norman finit par assommer Sam à l’aide d’un vase pour courir vers la maison, on croit encore que c’est pour sauver Lila – pas pour l’agresser. Ainsi, quand Lila finit par descendre dans la cave et se retrouve nez à nez avec le cadavre, le choc est immense. Au moment où l’identité du tueur se précise dans l’esprit du public, les violons se remettent à geindre et la folie de Norman Bates est enfin dévoilée.
L’apparition finale de la mère est un témoignage éclatant du génie hitchcockien. Ce n’en fut pas moins une gageure à réaliser. Parfaire la rotation de la chaise nécessitait un technicien hors champ pouvant donner l’impulsion au fauteuil dès le signal donné. Il fallut plusieurs prises avant d’obtenir l’effet voulu, alors qu’Hitchcock devenait de plus en plus tendu à chaque prise ratée. La scène – et le cadavre – prenaient vie grâce au jeu d’ombre et de lumière sur les orbites décharnées, produit par le balancement de l’ampoule bousculée par Lila terrorisée.
Un film plus moderne aurait pu finir ici. Mais en 1960, une conclusion complète, à la Agatha Christie, s’imposait. Hitchcock demanda donc au solide Simon Oakland de jouer le Dr Richman, un psychiatre qui, avec dextérité, dresse un fulgurant portrait de la psychose de Norman Bates. Cette performance quelque peu spécieuse s’accordait parfaitement avec l’époque, où l’on pensait que l’esprit humain pouvait être compris et expliqué avec autant de précision que le monde physique.
À la fin de l’intervention du psychiatre, la caméra nous transporte dans la cellule désolée où siège Norman, enroulé dans une couverture. L’expression du visage de l’acteur rend parfaitement les tourments maladifs du personnage. Alors que la caméra s’attarde une dernière fois sur son regard brillant, la voix de la mère se fait entendre, pleine de réprimandes et de méchanceté. Son esprit n’abrite plus « deux personnalités ». Norman a disparu. Seule reste la mère.
La distribution
Hitchcock aimait le répéter : « A partir du moment où vous faites appel à une star, vous compromettez largement vos intentions originales. » Pour Psychose, il n’avait ni l’intention, ni encore moins les moyens financiers d’engager des célébrités de Hollywood. Il n’en reste pas moins que ses choix furent aussi étonnants qu’inspirés. Pour Marion Crane, il choisit la suave Jane Leigh. Une icône de magazine, mariée à Tony Curtis, qui allait enrichir son réalisateur d’une nomination aux Oscars – tout cela pour 25 000 dollars. Le choix de l’idole des jeunes Anthony Perkins pour jouer le tueur travesti Norman Bates n’était pas moins surprenant. Perkins, qui devait un rôle à la Paramount, décrira l’expérience comme le plus grand pari de sa carrière. Pari qui s’avéra à la fois gagné et perdu. Son interprétation était si brillante qu’elle le « catalogua » et que sa carrière perdit de son élan. L’amant de Marion, Sam Loomis, était joué par John Gavin, et s sœur Lila Crane par Vera Miles qui était déjà apparue dans Faux coupable(The Wrong Man) d’Hitchcock.
L’histoire et les extraits
Générique – Le graphisme du générique a une grande importance pour Hitchcock. Dans Psychose, les lettrages sont formés de barres grises qui coulissent verticalement et horizontalement (grâce à des baguettes d’aluminium qui entrent dans le cadre et en sortent), métaphore de la division.
Le rendez-vous amoureux – En s’introduisant par une fenêtre ouverte, on découvre Marion et Sam dans une chambre d’hôtel. Elle désespère de l’épouser, mais il répond que ses dettes l’en empêchent. Les dessous de Marion dans cette scène sont blancs, symbole de sa « bonté ».
Tentation – Marion retourne au travail, à l’agence immobilière de Lowery, et est chargée d’aller porter à la banque les 40 000 dollars qu’apporte un vieil industriel pour acheter une maison à sa fille. La collègue de Marion est Pat Hitchcock, la fille du réalisateur.
Le départ – Au lieu de placer l’argent à la banque, Marion retourne précipitamment chez elle et fait ses bagages. La tension qui a tenaille est évoquée par des plans réguliers sur l’enveloppe de billets. Elle change symboliquement de sac et de sous vêtements, passant du blanc au noir.
La route est longue – Le long cheminement de Marion jusqu’à Fairvale s’apparente à une course vers le danger. En route, elle est contrainte de s’arrêter pour dormir. Elle est trouvée par un policier à l’air menaçant, dont les intentions bienfaisantes n’empêchent pas un aspect sinistre de mauvais augure.
Négoces de voitures – Décidée à changer de voiture pour ne plus avoir de plaque californienne, trop compromettante, Marion se rend chez un revendeur et, impulsivement, choisit un modèle parmi les Ford présentées (Ford était le principal sponsor). Le vendeur bavard lui propose l’échange de sa voiture, plus 700 dollars. Somme que Marion paie immédiatement sans négocier et en liquide.
Le Bates Motel – Après une nouvelle journée de route, Marion sort accidentellement de la nationale et, sous une pluie battante, atterrit au Bates Motel. Là, elle rencontre l’affable tenancier Norman Bates. Hitchcock utilise la réflexion du miroir du bureau pour signifier le conflit intérieur qui anime Marion.
Dîner avec Norman – Norman invite Marion à se joindre à lui pour dîner. Mais, après ce qui ressemble à une dispute avec sa mère, il apporte de quoi dîner et propose de s’installer dans son bureau, où il fait plus chaud.
Norman défend sa mère – Dans le bureau décoré d’oiseaux empaillés, Norman parle de son hobby à Marion : la taxidermie. Durant leur discussion, on sent une attirance réciproque. Mais quand Marion suggère, « toujours très gentiment », que peut-être sa mère devrait être mise en pension, Norman change du tout au tout.
Meurtre dans la douche – En rentrant dans sa chambre, Marion se décide à rentrer Phoenix et à rendre l’argent. Elle prend alors une douche, quand, soudainement, une ombre à l’allure féminine la tue à coups de poignard.
Norman fait le ménage – A la maison, Norman se met à crier : « Mère, oh non, mère ! Du sang ! Du sang ! » Accourant au motel, il découvre le meurtre et se met à nettoyer méticuleusement la salle de bains. Il roule le corps de Marion dans le rideau de douche et le met dans le coffre de la voiture de la victime.
Enfouie dans le marais – Norman conduit alors la voiture dans les marais proches et la pousse dans les marécages. En s’enfonçant lentement, la voiture semble se bloquer, son toit restant visible. Hitchcock parvient, à cet instant, à ce que le public souhaite, lui aussi : que la voiture disparaisse complètement.
Lila et Arbogast arrivent – Inquiète de la disparition de sa sœur, Lila fait le voyage jusqu’à Fairvale et rencontre Sam dans sa quincaillerie. Mais avant que celui-ci n’ait le temps de répondre, le détective privé Milton Arbogast fait irruption. Engagé pour retrouver l’argent volé, il a suivi Lila depuis Phoenix.
Arbogast interroge Norman – Arbogast vérifie chaque hôtel et motel de Fairvale pour retrouver la trace de Marion. Ses recherches sont infructueuses, jusqu’à ce qu’il tombe sur le Bates Motel, le seul qui « semble caché du monde », et rencontre Norman, sur le point de changer les draps.
Norman fait une gaffe – Norman assure à Arbogast que personne n’est descendu ici depuis deux semaines. Mais lorsqu’il allume l’enseigne de son motel, il affirme que, la semaine passée, sans l’enseigne, un couple aurait ignoré le motel et lui perdu des clients. Une gaffe qui n’échappe pas au détective.
Arbogast fait part de ses doutes – Certain d’être sur une bonne voie, Arbogast rejoint une cabine téléphonique proche et annonce à Lila que Marion a bel et bien passé la nuit au motel, dans la chambre n °1. Il ajoute qu’il pense que la vieille mère malade doit savoir quelque chose, et qu’il va essayer de lui parler.
La mère frappe de nouveau – Arbogast retourne au motel et fonce vers la maison. Alors qu’il atteint le haut de l’escalier, une porte s’ouvre, laissant surgir une femme qui le poignarde au visage. Arbogast dévale l’escalier à reculons.
Retour dans les marais – De nouveau, Norman nettoie les traces de l’assassinat et envoie Arbogast et sa voiture au fond des marécages. Lila et Sam s’inquiétant de ne pas voir revenir le détective, Sam se rend à l’hôtel mais n’y trouve personne.
Sam et Lila voient le shérif – Sam et Lila décident d’aller voir le shérif du canton pour lui faire part de la disparition d’Arbogast. Ils apprennent alors que la mère de Norman Bates est morte et enterrée au cimetière de Greenlaw depuis dix ans.
Norman transporte sa mère à la cave – Norman, conscient que la disparition d’Arbogast va entraîner une enquête, décide de cacher sa mère dans la cave. Un long plan séquence le montre portant sa mère qui proteste avec force.
Sam et Lila enquêtent – Le jour suivant, à l’église, le shérif Chambers indique à Sam et Lila qu’il s’est rendu au Bates Motel et qu’il est convaincu par la version des faits de Norman. Eux ne le sont pas et décident d’aller au motel en se faisant passer pour des époux afin « d’enquêter sur chaque parcelle de terrain, à l’intérieur comme à l’extérieur. »
Un indice dans la chambre n°1 – La tension est visible quand Sam et Lila s’inscrivent au motel. Lila fait part de sa crainte que Norman ait assassiné Marion pour récupérer l’argent et sauver son entreprise. Dans la chambre n°1, ils découvrent le papier sur lequel Marion avait fait ses comptes.
Lila fouille la maison – Pendant que Sam retient Norman dans son bureau en s’entretenant avec lui, Lila explore la maison. Elle trouve la chambre de la mère et note que le lit garde l’empreinte d’un corps qui devait s’y trouver peu auparavant. Quand Norman réalise ce qui se passe, il assomme Sam à l’aide d’un vase et fonce vers la maison.
La mère est découverte – Voyant Norman s’approcher de la maison, Lila se réfugie dans la cave, où elle découvre le cadavre momifié de Mme Bates. Elle a juste le temps de crier quand Norman, vêtu des habits de sa mère, fait irruption un couteau à la main. Il est arrêté au dernier moment par Sam.
La psychose de Norman expliquée – L’avant-dernière scène se déroule au tribunal local. Là, le psychiatre Richman confirme les deux assassinats et, devant tout le monde, analyse l’étrange maladie de « Norman Bates n’existe plus, précise-t-il, il n’existait déjà plus qu’à moitié. »
Norman perd la tête – Au final, la caméra découvre une dernière fois Norman Bates, seul, assis dans sa cellule. Sa personnalité n’est plus guère divisée. Norman est parti, et seule la voix de la mère résonne encore, qui a pris le contrôle du « mauvais » enfant.
Alfred Hitchcock est né en Angleterre, le 13 août 1899, au sein d’une famille de catholiques. Son père était un riche marchand de volailles. Il aimait le théâtre, mais se voulait rigoureux en matière de discipline et de religion. L’enfance heureuse d’Alfred fut marquée par un incident qu’il n’oubliera jamais. Lire la suite…
La première expérience parlante d’Hitchcock, ce sera Blackmail (Chantage, 1929). Aujourd’hui, cette œuvre conserve une authentique modernité. L’auteur y installe des personnages et des situations qui alimenteront ses films postérieurs : la femme coupable, le policier amoureux de la femme qu’il doit arrêter, l’union terrible par un secret encore plus terrible, l’itinéraire vécu par un couple et la traversée des apparences.
A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens.
Rentré aux U.S.A. après avoir réalisé Bon voyage et Aventure malgache (courts métrages à la gloire de la résistance française réalisés en Angleterre), Hitchcock tourne une production de Selznick : Spellbound (La Maison du docteur Edwards). Cette fois, la chasse à l’homme et la formation d’un couple s’inscrivent dans une structure plus complexe. La psychanalyse règne sur l’œuvre.
En 1954, Hitchcock entre à la Paramount. Il y restera de longues années et en deviendra l’une des plus fortes valeurs commerciales. Il commence par l’adaptation d’une nouvelle de Corneil Woolrich (William Irish) : Rear window (Fenêtre sur cour). C’est l’histoire d’un reporter photographe qui a la jambe dans le plâtre. Il passe son temps à observer ses voisins. de l’autre côté de la cour.
Au cours de la période 1966-1976, Alfred Hitchcock ne tournera que quatre films. Deux se rattacheront au cycle des œuvres d’espionnage. Les autres exploiteront la veine du thriller. En 1966, Torn curtain (le Rideau déchiré) devait choquer les critiques de gauche. Ils accusèrent le film d’être une œuvre anticommuniste et suggérèrent que son auteur était en train de devenir gâteux.
La bande originale
Quand Hitchcock tourne Psycho en 1959, c’est sa 4e collaboration avec le compositeur Bernard Herrmann. Le compositeur, connu pour son talent, l’était également pour ses colères aussi soudaines qu’imprévisibles. Dirigeant un grand orchestre à l’âge de 20 ans, dix ans plus tard, il compose sa première musique pour le film d’Orson Welles, Citizen Kane (1941). Son talent précoce et ses œuvres formatées pour le 7e art en fera l’un des compositeurs les plus célèbres de la musique « hollywoodienne » des années 1940 aux années 1970.
HITCHCOCK / TRUFFAUT
En janvier 1960, à New York, François Truffaut rencontre Helen Scott, chargée des relations avec la presse pour le French Film Office. Celle-ci devient, dès lors, sa traductrice et sa collaboratrice attitrée aux Etats-Unis. En avril 1962, Truffaut dévoile à Robert Laffont et à Helen Scott son intention de faire un livre sur le cinéma. Le genre des entretiens radiophoniques avec des écrivains, notamment Les Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, lui donne l’idée de composer un ouvrage à partir d’entretiens enregistrés avec Alfred Hitchcock. Truffaut écrit à Hitchcock le 2 juin 1962 pour lui demander un entretien. C’est avec émotion qu’Hitchcock lui répond favorablement de Los Angeles par un télégramme. Dès lors, Truffaut commence à réunir la documentation nécessaire à la préparation du livre : le Hitchcock de Claude Chabrol et Eric Rohmer publié en 1957, les critiques, les fiches techniques et notes sur les films, les romans adaptés par Hitchcock, des photographies, classés dans des dossiers, film par film. Il écrit également des centaines de questions à poser à Hitchcock.
Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film PSYCHO du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Avant d’aborder Psycho, Je voudrais vous demander si vous avez une théorie quelconque à propos de la première scène dans vos films. Quelquefois vous commencez par une action violente, quelquefois par une simple indication de l’endroit où nous nous trouvons…
Alfred Hitchcock : Cela dépend du but à atteindre. L’ouverture de The Birds est une description de la vie normale, courante, satisfaisante, de San Francisco. Quelquefois, j’indique par un titre que nous nous trouvons à Phœnix où à San Francisco, mais cela me gêne un peu parce que c’est trop facile. J’éprouve souvent le désir de présenter un endroit. même familier, avec davantage de finesse. Après tout, il n’y a aucun problème pour « vendre » Paris avec la tour Eiffel dans l’arrière-plan ou Londres avec Big Ben en profondeur.
F. T. Quand il ne s’agit pas d’une action violente, vous utilisez presque toujours le même principe d’exposition, du plus loin au plus près : la ville, un immeuble dans cette ville, une chambre dans cet immeuble… c’est le début de Psycho.
A. H. Dans l’ouverture de Psycho, j’ai éprouvé le besoin d’inscrire sur l’écran le nom de la ville, Phœnix puis le jour et l’heure où commençait l’action, et cela, pour arriver à ce fait très important : il était trois heures moins dix-sept minutes de l’après-midi, et c’est le seul moment pendant lequel cette pauvre fille, Marion peut coucher avec Sam, son amant. L’indication de l’heure suggère qu’elle se prive de déjeuner pour faire l’amour.
F. T. Cela donne immédiatement un côté clandestin à leurs rapports.
A. H. Et, de plus, on autorise le public à devenir voyeur.
F. T. Un critique de cinéma, Jean Douchet, a dit une chose amusante : « Dans la première scène de Psycho, John Gavin est torse nu, Janet Leigh porte un soutien-gorge et, à cause de cela, cette scène ne satisfait que la moitié du public. »
A. H. Il est vrai que Janet Leigh n’aurait pas dû porter un soutien-gorge. Cette scène ne me paraît pas spécialement immorale ; elle ne me procure aucune sensation particulière, car vous savez que je suis comme un célibataire, c’est-à-dire un abstentionniste, mais il n’y a aucun doute, cette scène serait plus intéressante si la poitrine de la fille se frottait contre la poitrine de l’homme.
F. T. Je sais que vous vous êtes efforcé dans Psycho de lancer le public sur des fausses pistes, aussi je suppose qu’un autre avantage de ce début érotique était de porter l’attention des spectateurs sur le côté sexe ; plus tard, lorsque nous serons au motel, à cause de cette première scène montrant Janet Leigh en soutien-gorge, on pensera qu’Anthony va seulement faire le voyeur. Par ailleurs, sauf erreur de ma part, c’est votre unique scène en soutien-gorge à travers vos cinquante films.
A. H. Je ressentais le besoin de tourner la première scène de cette façon, avec Janet Leigh en soutien-gorge car le public change, il évolue. La scène classique du baiser sain serait aujourd’hui méprisée par les jeunes spectateurs et ils auraient tendance à dire : « C’est idiot. » Je sais qu’eux-mêmes se comportent comme John Gavin et Janet Leigh, et il faut leur montrer la façon dont ils se conduisent eux-mêmes, la plupart du temps. D’autre part, j’ai voulu donner visuellement une impression de désespoir et de solitude dans cette scène.
F. T. Oui, il me semblait justement que, dans Psycho, vous teniez compte du renouvellement du public depuis ces dix dernières années et que le film était rempli de choses que vous n’auriez pas faites autrefois, dans vos autres films.
A. H. Absolument, et il y a encore beaucoup d’exemples de cette sorte dans The Birds, du point de vue technique.
F. T. ]’ai lu le roman « Psycho » et je l’ai trouvé honteusement truqué. On y lit fréquemment : « Norman alla s’asseoir à côté de sa vieille mère et ils entamèrent une conversation. » Cette convention de narration me choque beaucoup. Le film est raconté avec beaucoup plus de loyauté et on s’en aperçoit en le revoyant. Qu’est-ce qui vous a plu dans le livre ?
A. H. Je crois que la seule chose qui m’ait plu et m’ait décidé à faire le film était la soudaineté du meurtre sous la douche ; c’est complètement inattendu et, à cause de cela, j’ai été intéressé.
F. T. C’est un meurtre qui est comme un viol… Je crois que le roman était inspiré par un fait divers ?
A. H. Par l’histoire d’un type qui avait gardé le cadavre de sa mère chez lui, quelque part dans le Wisconsin.
F. T. Il y a dans Psycho tout un attirail de terreur que, d’ordinaire, vous semblez éviter, un côté fantomatique, une ambiance mystérieuse, la vieille maison…
A. H. Je crois que l’ambiance mystérieuse est, dans une certaine mesure, accidentelle ; par exemple, dans la Californie du Nord, vous trouverez beaucoup de maisons isolées qui ressemblent à celle de Psycho ; on appelle cela le « gothique californien » et, lorsque c’est franchement laid, on dit même : « pain d’épices californien ». Je n’avais pas commencé mon travail avec l’intention d’obtenir l’atmosphère d’un vieux film d’horreur Universal, je voulais seulement être authentique. Or cela ne fait aucun doute, la maison est une reproduction authentique d’une maison réelle, et le motel est également une copie exacte. J’ai choisi cette maison et ce motel parce que je me suis rendu compte que l’histoire n’aurait pas le même effet avec un bungalow ordinaire ; ce genre d’architecture convenait à son atmosphère.
F. T. Et puis, cette architecture est agréable à l’œil, la maison est verticale alors que le motel est tout à fait horizontal.
A. H. Absolument, voilà notre composition… Oui, un bloc vertical et un bloc horizontal.
F. T. Par ailleurs, il n’y a dans Psycho aucun personnage sympathique auquel le public pourrait s identifier.
A. H. Parce que ce n’était pas nécessaire. Je crois quand même que le public a eu pitié de Janet Leigh au moment de sa mort. En fait, la première partie de l’histoire est exactement ce qu’on appelle ici à Hollywood un « hareng rouge », c’est-à-dire un truc destiné à détourner votre attention, afin d’intensifier le meurtre, afin qu’il constitue pour vous une surprise totale. Il était nécessaire que tout le début soit volontairement un peu long, tout ce qui concerne le vol de l’argent et la fuite de Janet Leigh, afin d’aiguiller le public sur la question : est-ce que la fille se fera prendre ou non ? Souvenez-vous de mon insistance sur les quarante mille dollars ; j’ai travaillé avant le film, pendant le film et jusqu’à la fin du tournage pour augmenter l’importance de cet argent. Vous savez que le public cherche toujours à anticiper et qu’il aime pouvoir dire : « Ah ! Moi, je sais ce qui va se passer maintenant. » Alors il faut non seulement tenir compte de cela, mais diriger complètement les faut non seulement tenir compte de cela, mais diriger complètement les pensées du spectateur. Plus nous donnons de détails sur le voyage en automobile de la fille, plus vous êtes absorbé par sa fugue et c’est pour cela que nous donnons autant d’importance au policier motocycliste aux lunettes noires et au changement d’automobile. Plus tard, Anthony Perkins décrit à Janet Leigh sa vie dans le motel, ils échangent des impressions et, là encore, le dialogue est relié au problème de la fille. On suppose qu’elle a décidé de retourner à Phœnix et de restituer l’argent. Il est probable que la fraction du public qui cherche à deviner pense : « Ah bon ! Ce jeune homme essaye de lui faire changer d’avis. » On tourne et on retourne le public, on le maintient aussi loin que possible de ce qui va se dérouler. Je vous parie tout ce que vous voudrez que, dans une production ordinaire, on aurait donné à Janet Leigh l’autre rôle, celui de la sœur qui enquête, car il n’est pas d’usage de tuer la star au premier tiers du film. Moi, j’ai fait exprès de tuer la star, car ainsi le meurtre était encore plus inattendu. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai insisté ensuite pour qu’on ne laisse pas rentrer le public après le début du film, car les retardataires auraient attendu de voir Janet Leigh après qu’elle eut quitté l’écran les pieds devant ! La construction de ce film est très intéressante et c’est mon expérience la plus passionnante de jeu avec le public. Avec Psycho, je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l’orgue.
F. T. J’admire énormément le film, mais il y a un moment un peu creux, selon moi, qui correspond, après le deuxième meurtre, aux deux scènes chez le shérif.
A. H. L’intervention du shérif vient d’une chose dont nous avons déjà souvent parlé, la question fatidique : « Pourquoi est-ce qu’ils ne vont pas à la police ? » En général, je réponds : « Ils ne vont pas à la police parce-que c’est emmerdant. » Voyez-vous, voilà un exemple de ce qui arrive quand les personnages vont à la police.
F. T. Mais l’intérêt reprend assez vite par la suite. Il me semble que le public change souvent de sentiments à l’intérieur du film. Au début, on espère que Janet Leigh ne se fera pas prendre. Nous sommes très surpris par le meurtre, mais dès qu’Anthony Perkins efface les indices, on lui devient favorable, on espère qu’il ne sera pas inquiété. Plus tard, quand on apprend par le shérif que la mère de Perkins est morte depuis huit ans, alors brusquement on change de camp et on devient contre Anthony Perkins, mais par pure curiosité.
A. H. Tout cela nous ramène à l’idée du public voyeur. Nous avions un peu cela dans Dial M for Murder.
F. T. En effet. Quand Ray Miland tardait à appeler sa femme au téléphone et que le meurtrier faisait mine de vouloir quitter l’appartement sans avoir tué Grace Kelly, on pensait : « Pourvu qu’il patiente encore un peu. »
A. H. C’est une règle générale. Nous avons parlé de cela à propos du voleur qui se trouve dans une chambre en train de fouiller les tiroirs et auquel le public est toujours favorable… De même, quand Perkins regarde la voiture qui s’enfonce dans l’étang, bien qu’il y ait un cadavre dedans, quand la voiture cesse un instant de s’enfoncer, le public se dit : « Pourvu que la voiture coule tout à fait. » C’est un instinct naturel.
F. T. Mais, dans vos films habituels, le spectateur est plus innocent parce qu’on tremble pour l’homme injustement soupçonné. Dans Psycho, on commence par trembler pour une voleuse, ensuite on tremble pour un assassin et, enfin, lorsqu’on apprend que cet assassin a un secret, on souhaite qu’il se fasse prendre pour avoir le fin mot de l’histoire !
A. H. Est-ce qu’on s’identifie à ce point-là ?
F. T. Ce n’est peut-être pas absolument de l’identification, mais le soin avec lequel Perkins a effacé toutes les traces du crime nous le rend attachant. Cela équivaut à admirer quelqu’un qui a bien fait son travail. Je crois qu’en dehors des lettres du générique, Saul Bass a exécuté des dessins pour le film ?
A. H. Seulement pour une scène et je n’ai pas pu les utiliser. Saul Bass devait faire le générique et, comme le film l’intéressait, je lui ai laissé dessiner une scène, celle du détective Arbogast montant l’escalier avant d’être poignardé. Pendant le tournage du film, je suis resté couché deux jours avec de la fièvre et, comme je ne pouvais pas venir au studio, j’ai dit au chef opérateur et à l’assistant de tourner la montée de l’escalier en se servant des dessins de Saul Bass. Il ne s’agissait pas du meurtre, mais seulement de ce qui le précède, la montée de l’escalier. Alors il y avait un plan de la main du détective glissant sur la rampe et un travelling à travers les barreaux de l’escalier montrant les pieds d’Arbogast de côté. Lorsque j’ai vu les rushes de la scène, je me suis aperçu que ça ne convenait pas et cela a été une révélation intéressante pour moi. La montée de l’escalier, découpée de cette façon, ne donnait pas un sentiment d’innocence, mais de culpabilité. Ces plans auraient convenu s’il s’était agi d’un tueur montant l’escalier, mais l’esprit de la scène se situait à l’opposé. Rappelez-vous les efforts que nous avons faits pour préparer le public à cette scène ; nous avons établi qu’il y avait une femme mystérieuse dans la maison, nous avons établi que cette femme mystérieuse était sortie de la maison et avait poignardé à mort une jeune femme sous sa douche. Tout ce qui pouvait donner du suspense à la montée d’escalier du détective était contenu dans ces éléments. Par conséquent, nous devions recourir ici a l’extrême simplicité ; il nous suffisait de montrer un escalier et un homme qui monte cet escalier e la façon la plus simple qui fût.
F. T. Je suis convaincu que d’avoir vu d’abord la scène mal tournée vous a aidé pour indiquer au détective Arbogast l’expression adéquate. En français, on dirait : « Il arrive comme une fleur », donc prêt à « se faire cueillir… »
A. H. Ce n’est pas exactement de l’impassibilité, c’est presque de la bienveillance. Donc, je me suis servi d’une seule prise d’ Arbogast qui monte l’escalier et, quand il s’est approché de la dernière marche, j’ai délibérément placé la caméra en hauteur pour deux raisons : la première afin de pouvoir filmer la mère verticalement car si je l’avais montrée de dos, j’aurais eu l’air de masquer volontairement son visage et le public se serait méfié. De l’angle où je m’étais placé, je ne donnais pas l’impression d’éviter de montrer la mère. La seconde et principale raison pour monter si haut avec la caméra était d’obtenir un fort contraste entre le plan général de l’escalier et le gros plan de sa figure lorsque le couteau s’abattait sur lui. C’était exactement de la musique, voyez-vous, la caméra en hauteur avec les violons, et soudain la grosse tête avec les cuivres. Dans le plan du haut, j’avais la mère qui arrivait et le couteau qui s’abattait. Je coupais dans le mouvement du couteau qui s’abat et je passais au gros plan d’Arbogast. On lui avait collé sur la tête un petit tuyau en plastique, rempli d’hémoglobine. Au moment où le couteau approchait de son visage je tirais brusquement sur un fil qui libérait l’hémoglobine et ainsi son visage était inondé de sang mais suivant un tracé déjà prévu. Enfin, il tombait en arrière dans l’escalier.
F. T. Cette descente d’escalier à la renverse m’a beaucoup intrigué. En fait, il ne tombe pas vraiment. On ne voit pas ses pieds mais l’impression que l’on ressent c’est qu’il descend l’escalier à reculons, en frôlant chaque marche du bout des pieds, un peu comme ferait un danseur…
A. H. C’est l’impression juste, mais avez-vous deviné comment nous l’avons obtenue ?
F. T. Absolument pas. Je comprends bien qu’il s’agissait de dilater l’action, mais Je ne sais pas comment vous avez fait.
A. H. Par trucage. J’ai d’abord filmé avec la Dolly la descente d’escalier sans le personnage. Ensuite j’ai installé Arbogast sur une chaise spéciale et il était donc assis devant l’écran de transparence sur lequel on projetait la descente de l’escalier. Alors on secouait la chaise et Arbogast n’avait qu’à faire quelques gestes pour battre l’air avec ses bras.
F. T. C’est très réussi. Plus tard dans le film, vous utilisez à nouveau la position la plus haute pour montrer Perkins emmenant sa mère à la cave.
A. H. Oui, et j’ai élevé la caméra dès que Perkins monte l’escalier. Il entre dans la chambre et on ne le voit plus, mais on l’entend : « Maman, il faut que je vous descende à la cave parce qu’ils vont venir nous surveiller. » Ensuite on voit Perkins qui descend sa mère à la cave. Je ne pouvais pas couper le plan parce que le public serait devenu soupçonneux : pourquoi est-ce que soudainement la caméra se retire ? Alors, j’ai donc la caméra suspendue qui suit Perkins lorsqu’il monte l’escalier, il entre dans la chambre et sort du cadre mais la caméra continue à monter sans coupure et, lorsque nous sommes au-dessus de la porte, la caméra pivote, regarde de nouveau en bas de l’escalier et, pour que le public ne s’interroge pas sur ce mouvement, nous le distrayons en lui faisant entendre une dispute entre la mère et le fils. Le public porte tellement d’attention au dialogue qu’il ne pense plus à ce que fait la caméra, grâce à quoi nous sommes maintenant à la verticale et le public ne s’étonne pas de voir Perkins transportant sa mère, vu à la verticale par-dessus leurs têtes. C’était passionnant pour moi d’utiliser la caméra pour égarer le public.
F. T. Le poignardage de Janet Leigh est également très réussi.
A. H. Le tournage en a duré sept jours et il y a eu soixante-dix positions de caméra pour quarante-cinq secondes de film. Pour cette scène, on m’avait fabriqué un merveilleux torse factice avec le sang qui devait jaillir sous le couteau, mais je ne m’en suis pas servi. J’ai préféré utiliser une fille, un modèle nu, qui doublait Janet Leigh. De Janet, on ne voit que les mains, les épaules et la tête. Tout le reste, c’est avec le modèle. Naturellement, le couteau ne touche jamais le corps, tout est fait au montage. On ne voit jamais une partie tabou du corps de la femme, car nous filmions certains plans au ralenti pour éviter d’avoir les seins dans l’image. Les plans filmés au ralenti n’ont pas été accélérés par la suite, car leur insertion dans le montage donne l’impression de vitesse normale.
F. T. C’est une scène d’une violence inouïe.
A. H. C’est la scène la plus violente du film et ensuite, au fur et à mesure que le film avance, il y a de moins en moins de violence, car le souvenir de ce premier meurtre suffit à rendre angoissants les moments de suspense qui viendront plus tard.
F. T. C’est une idée ingénieuse et très neuve. Au meurtre lui-même je préfère, pour sa musicalité, la scène de nettoyage lorsque Perkins manie le balai et la serpillière pour effacer toutes les traces. Toute la construction du film me fait penser à une sorte d’escalier de l’anormal, tout d’abord une scène d’adultère, puis un vol, puis un crime, deux crimes, et enfin la psychopathie ; chaque étape nous fait monter d’une marche. C’est cela ?
A. H. Oui, mais pour moi Janet Leigh joue le rôle d’une bourgeoise ordinaire.
F T. Mais elle nous véhicule vers l’anormal, vers Perkins et ses oiseaux empaillés.
A. H. Les oiseaux empaillés m’ont beaucoup intéressé, comme une espèce de symbole. Naturellement, Perkins s’intéresse aux oiseaux empaillés parce qu’il a lui-même empaillé sa mère. Mais il y a une deuxième signification, par exemple avec le hibou ; ces oiseaux appartiennent au domaine de la nuit, ils sont des guetteurs et cela flatte le masochisme de Perkins. Il connaît bien les oiseaux et il se sait regardé par eux. Sa propre culpabilité se reflète dans le regard de ces oiseaux qui le surveillent et c’est parce qu’il aime la taxidermie que sa propre mère est pleine de paille.
F. T. En fait, on pourrait considérer que Psycho est un film expérimental ?
A. H. Peut-être. Ma principale satisfaction est que le film a agi sur le public, et c’est la chose à laquelle je tenais beaucoup. Dans Psycho, le sujet m’importe peu, les personnages m’importent peu ; ce qui m’importe, c’est que l’assemblage des morceaux de film, la photographie, la bande sonore et tout ce qui est purement technique pouvaient faire hurler le public. Je crois que c’est une grande satisfaction pour nous d’utiliser l’art cinématographique pour créer une émotion de masse. Et, avec Psycho, nous avons accompli cela. Ce n’est pas un message qui a intrigué le public. Ce n’est pas une grande interprétation qui a bouleversé le public. Ce n’était pas un roman très apprécié qui a captivé le public. Ce qui a ému le public, c’était le film pur.
F. T. C’est vrai …
A. H. Et c’est pourquoi ma fierté concernant Psycho est que ce film nous appartient à nous cinéastes, à vous et à moi, davantage que tous les films que j’ai tournés. Je n’obtiendrais avec personne une véritable discussion sur ce film dans les termes que nous employons en ce moment. Les gens diront : « C’est une chose à ne pas faire, le sujet était horrible, les protagonistes étaient petits, il n’y avait pas de personnages. » Bien sûr, mais la façon de construire cette histoire et de la raconter a amené le public à réagir d’une façon émotionnelle.
F. T. Emotionnelle, oui… physique.
A. H. Emotionnelle. Cela m’est égal si l’on pense qu’il s’agit d’un petit ou d’un grand film. Je ne l’ai pas entrepris avec l’idée de faire un film important. J’ai pensé que je pouvais m’amuser en faisant une expérience. Le film n’a coûté que huit cent mille dollars et voilà où était l’expérience « Puis-je faire un film de long métrage dans les mêmes conditions qu’un film de télévision ? » Je me suis servi d’une équipe de télévision pour tourner très rapidement. ]’ai seulement ralenti le rythme du tournage lorsque j’ai tourné la scène du meurtre sous la douche, la scène du nettoyage et une ou deux autres qui marquaient l’écoulement du temps. Tout le reste a été tourné comme la télévision.
F. T. Je sais que vous avez produit vous-même Psycho. Le film a-t-il eu beaucoup de succès ?
A. H. Psycho n’a coûté que huit cent mille dollars et il a jusqu’ici rapporté à peu près treize millions de dollars de bénéfice.
F. T. C’est formidable ! C’est votre plus grand succès à ce jour !
A. H. Oui et j’aimerais que vous fassiez un film qui vous rapporterait autant à travers le monde ! C’est un domaine où il faut être très content de son travail du point de vue technique, pas nécessairement du point de vue du scénario. Dans un film de ce genre, c’est la caméra qui fait tout le travail. Bien entendu, vous n’obtenez pas nécessairement les meilleures critiques, car les critiques ne s’intéressent qu’au scénario. Il faut dessiner votre film comme Shakespeare bâtissait ses pièces, pour le public.
F. T. Psycho est d’autant plus universel que c’est un film muet pour cinquante pour cent. Il comporte deux ou trois bobines sans aucun dialogue. Il a dû être facile à doubler et à sous-titrer…
A. H. Oui. En Thaïlande, je ne sais pas si vous le savez, ils n’utilisent ni sous-titrage ni doublage ; ils suppriment carrément le son et un homme, qui se tient debout à côté de l’écran, dit tous les rôles du film avec une voix différente.