duminică, 11 mai 2025

Le Poison (The Lost Wee-k­end, 1945), véritable étude clinique de l’alcoolisme

 

Le Film Noir

THE LOST WEEKEND (Le Poison) – Billy Wilder (1945)

Avant Le Poison (The Lost Wee-k­end, 1945), le cinéma américain n’avait jamais tenté de véritable étude clinique de l’alcoolisme, généralement abordé de manière superficielle et anecdotique ou comme un élément du mélodrame social. C’était pourtant là un pro­blème qui devait préoccuper un pays capable d’instaurer la prohibi­tion… Certes, bien des ivrognes ont traversé les écrans, mais ils étaient le plus souvent destinés à apporter une simple note folklori­que et pittoresque.

Même s’il a vieilli aujourd’hui, le film de Billy Wilder a le mérite d’une approche plus mûre et plus consciente de ce sujet scabreux pour le code moral hollywoodien. Écartant tout préjugé puritain, Wilder dépeint les alcooliques comme des malades qui doivent être entou­rés de soins vigilants et non traités comme des parias. L’une des scè­nes les plus fortes du film montre le service des alcooliques de l’hôpital Bellevue, baptisé « Hangover Pla­za » : nous sommes plongés dans un univers de cauchemar, peuplé de pathétiques rebuts de la société qui hurlent et se tordent en proie au delirium tremens et sur lequel règnent des infirmiers sadiques.

Après avoir lu le best-seller de Charles Jackson dans le train qui l’emmène de New York à Los Angeles, Wilder est si séduit qu’il télégraphe aussitôt à son scénariste et collaborateur habituel, Charles Brackett, pour qu’il en achète les droits cinématographiques. La Paramount, en revanche, se montre beaucoup moins enthousiaste et opposé même d’abord un veto farouche. Il faudra tout le prestige du tandem Wilder-Bracket pour que le président de la firme Barney Balaban, donne enfin son accord au projet.

Il n’est pas question cependant d’adapter intégralement l’œuvre de Jackson, qui explique le penchant à l’alcoolisme de son héros par son refus d’assumer ses tendances homosexuelles : un tel sujet est bien entendu incompatible avec la censure. Dans le film Don Birnam devient un écrivain raté qui cherche dans l’alcool une compensation à son échec artistique. Certains ont suggéré que Wilder, pour le personnage de Birnam, ne serait en partie inspiré de Raymond Chandler, avec lequel il avait travaillé pour Assurance sur la mort (Double Indemnity). Que ce soit ou non exact il est certain que l’éthylisme a fait des ravages chez bien des écrivains célèbres et spécialement à Hollywood (on peut aussi citer Fitzgerald).

En faisant de leur héros un écrivain en mal d’inspiration, Wilder et Brackett ont pu sans nul doute donner plus d’authenticité aux personnages au détriment peut-être de la cohésion profonde du film : entreprenant de dénoncer et d’analyser une plaie sociale, les scénaristes se sont visiblement plus intéressés à l’écrivain raté qu’à l’alcoolique, d’où certaines invraisemblances parfois gênantes. La fin du film illustre parfaitement cette contradiction : retrouvant miraculeusement sa machine à écrire qu’il croyait perdue, Birnam oublie aussitôt ses tendances suici­daires et son besoin d’alcool…

Si l’on peut regretter ce genre d’expédients narratifs, force est d’admirer le style parfaitement maî­trisé de Wilder. Par souci de réa­lisme, beaucoup de prises de vues ont eu lieu en extérieurs, telle la célèbre scène où Don Birnam (Ray Milland) arpente la 3e Avenue, en quête d’un prêteur sur gages, qui a été tournée en une seule journée avec des caméras soigneusement dissimulées. De même, les séquen­ces du Hangover Plaza ont été réel­lement filmées à l’hôpital Bellevue. Par contre, le bar favori de Don Bir­nam, situé dans la 55e Rue Est, devra être reconstitué en studio au beau milieu du tournage, une tem­pête de neige inopportune s’étant abattue sur New York alors que le film est censé se dérouler en plein été ! L’impressionnante scène oni­rique où Ray Milland, sujet à des hallucinations, croit voir un rat dévorant une chauve-souris est en parfaite harmonie avec le style for­tement expressionniste du film. On retrouve ici l’univers inquiétant du film noir et son atmosphère de fatalité oppressante.

Si Le Poison est un film résolu­ment noir, dans le goût du temps, l’humour caustique et typi­quement européen de Wilder se manifeste dans plus d’une séquence. Citons par exemple le flash-back de l’Opéra, où Birnam doit subir les joyeux toasts portés par le chœur de « La Traviata », ou encore l’ironie du sort qui veut qu’il soit précisément en quête d’une boutique de prêteur sur gages le jour de la fête juive du Kippour.

La projection en avant-première du Poison, à Santa Barbara, laisse mal augurer du succès du film. Il est vrai que la Paramount a remplacé en catastrophe la partition dramatique de Miklos Rozsa par une sorte de pot-pourri musical parfaitement hors de propos. Wilder est alors mobilisé mais Brackett et Rozsa vont plaider la cause du film auprès du studio et ils obtien­dront que lui soit restituée sa bande sonore originale. La Paramount n’aura pas lieu de le regretter. Après une autre avant-première triomphale, Le Poison va remporter quatre Oscar le 7 mars 1946 : les trois premiers sont décernés à Wil­der et Brackett pour le meilleur film, la meilleure mise en scène et la meilleure adaptation ; le quatrième ira à Ray Milland pour sa magistrale interprétation.


Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…


Peu de films sont allés aussi profond dans l’étude d’un cas clinique, en laquelle résident l’intérêt et le vrai sujet du film bien plus que dans la condamnation de l’alcoolisme, qui est certes implicite et même évidente mais à qui à elle seule eut limité l’œuvre à qui un est discours démonstratif de film à thèse. On ne sait plus dès lors s’il est dommage ou si peu importe que la fin soit ce qu’elle est, rassurante mais peu crédible contrairement à celle du livre. Le handicap de cette happy end est de n’être pas assumée, de survenir subitement comme dic­tée par un délégué de production soudain affolé, ce qui est probablement le cas. Une conclusion positive, pourquoi pas ? Oui, mais à condition qu’elle soit plausible ; or celle-ci ne l’est guère. Peut-être, au fond, n’est-ce pas plus mal, son artificialité la transformant, en quelque sorte, en fin ouverte.

Le ton et le style du film noir lui ayant réussi avec Assurance sur la mortBilly Wilder les adopte à nouveau ici, leur joignant une étonnante puissance psychologique en un récit qui lui aussi, en un sens, est à la première personne. La difficulté pour une telle œuvre d’introspection réside dans la traduction en images de l’intériorité d’un personnage sans pour autant se livrer à un délire visuel qui, vingt ans avant la mode psychédélique, eût été pour le moins déplacé et en tout cas sans intérêt dramatique, sans vérité humaine. Le tour de force de la mise en scène est de signifier cette torture intérieure par un rythme épousant parfaitement l’évolution du personnage et de ses angoisses, par des images fortes privilégiant des détails expressifs (gros plan de l’œil, etc.) ou des ambiances caractéristiques et déterminantes (déambulation dans les rues, scène de l’hôpital, appartement de Birnam… ) – marques de l’expression­nisme – ou encore par un sens de l’économie dramaturgique qui fait que pra­tiquement nous ne voyons que ce que Birnam peut voir lui-même, comme à l’hôpital, où les délires des autres hospitalisés ne sont pas représentés à l’image et, n’apparaissant que sous la forme, perceptible par  tout spectateur présent, de gestes et de cris, n’en sont que plus angoissants. [Billy Wilder – Gilles Colpart – Filmo n°4 – Edilio (1982)]


Billy Wilder choisit deux vedettes à contre-emploi. Barbara Stanwyck, l’héroïne volontaire et positive de tant de drames réalistes – et même de comédies – va incarner une tueuse, et Fred MacMurray, acteur sympathique et nonchalant par excellence, va se retrouver dans la peau d’un criminel.


Le plus frappant dans Le Poison c’est la représentation réaliste et brutale de l’alcoolisme (abstraction faite de la fin un peu trop optimiste). Dès la première seconde du film Don Birnam se trouve en effet entraîné dans un gouffre dont il semble incapable de sortir. L’écrivain raté est un homme surmené qui n’éprouve que du mépris pour sa personne. Petit à petit, il va perdre dans la boisson ce qui lui reste de dignité et se retrouver dans des situations toujours plus humiliantes. Car Don, qui boit depuis plusieurs années et a derrière lui plusieurs cures de désintoxication, ne se contente pas de leurrer son frère Wick (Phillip Terry) et sa fiancée Helen (Jane Wyman), il se met aussi à voler pour obtenir de l’alcool. Se trouvant en état de manque il se rend un jour dans un bar où il supplie qu’on lui serve à boire, puis il chaparde une bouteille de whisky dans un magasin de spiritueux. Après une terrible crise de délirium tremens, il se trouve au bord du suicide.

A côté de la description des étapes de la carrière d’un buveur entrecoupé par des épisodes peu glorieux racontés par Don au barman Nat (Howard Da Silva) sous forme de flashback, le film expose également les conséquences concrètes de l’alcool sur le psychisme : quand il a besoin de sa « dose », Don est  brutal et grossier et n’a plus qu’une idée fixe : se procurer du whisky. Quand il est légèrement ivre en revanche, il s’épanouit pleinement, se montrant charmant et imaginatif.

Le Poison montre aussi avec beaucoup de réalisme les conséquences de l’alcoolisme de Don sur ses proches. Wick et Helen s’empêtrent tous les deux dans leur éternels mensonges pour prendre la défense de Don vis-à-vis des tiers et passent leur temps à réparer ses erreurs tant bien que mal. Mais tandis que Wick finit par en avoir par-dessus la tête et part seul en week-end au lieu d’emmener son frère comme prévu, Helen affirme clairement sa position : « il est malade il a besoin de notre aide ».

Sur le plan stylistique Le Poison est principalement marqué par la performance du chef opérateur John F. Seitz, un maître de la technique du clair-obscur ou low-key lighting (des contrastes prononcés obtenus par le recours à un éclairage éblouissant et le renoncement aux contre-jours et à la lumière d’appoint) comme on les utilise volontiers à cette époque pour les histoires sombres du film noir avec leurs personnages déchirés intérieurement. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]



L’histoire

Jeune écrivain alcoolique Do Birnam a déjà subi des cures de désintoxication. A la fin d’une d’elles, il s’apprête à partir en week-end avec sa fiancée Helen et son frère Wick. Ces deux derniers ont fait tout ce qu’ils ont pu pour l’empêcher de boire et lui permettre de révéler son talent d’auteur mais le besoin d’alcool est le plus fort. Don cache une bouteille suspendue à la fenêtre par une ficelle. Las et désespéré de si peu de volonté, Wick finalement par seul. Don trompe alors la vigilance d’Helen et cherche tous les moyens de se procurer de l’alcool, par exemple en tentant de vendre sa machine à écrire, ou en volant quelques dollars à une jeune femme dans un bar. Déambulant dans les rues de New York, il rend visite à une entraîneuse puis se retrouve à l’hôpital, au milieu d’autres épaves et malades dont certains sont sujets à des hallucinations… Tout comme lui d’ailleurs, lorsqu’une fois rentré chez lui après s’être enfui il croit assister au combat vampiresque d’une chauve-souris et d’un rat, la première absorbant le sang du second. Sous l’emprise de sa propre déchéance, et constatant son impossibilité à se guérir, il vole le manteau d’Helen pour acquérir en échange un revolver, avant de se tuer Hélène en empêche à temps et dans un suprême effort sur lui-même, il renaît à la vie prêt à écrire le récit douloureux de son expérience personnelle.



Bande originale du film (1945). Composé par Miklós Rózsa, dirigé par Irvin Talbot
Playlist : 00:00 Prelude (Alternate) / New York Skyline / 02:13 Don Stays Home / The Weekend Begins / 03:28 Rye and William Shakespeare / 04:52 Broken Date and Hidden Bottle / 06:42 Phone Call (New Version) / 07:50 Frustration / 08:52 Morning and Telephone / 09:24 The Walk (New Version) / 11:47 Dawn / Nightmare / 13:10 Suizide Attempt / 13:47 Long Finale

La bande-annonce

Après une brillante carrière de scénariste, Billy Wilder, sans nul doute le meilleur disciple de Lubitsch, affronta la mise en scène avec une maîtrise éblouissante. On lui doit, en effet, quelques-uns des films qui marqué plusieurs décennies. 

Tous les films interprétés par Ray Milland ne méritent pas de passer à la postérité. Cet acteur d’origine britannique n’en a pas moins marqué Hollywood, qui sut lui faire confiance et lui permettre de réaliser son ambition : passer à la mise en scène.



luni, 5 mai 2025

Vincente Minnelli (1903-1986)

 

Les Réalisateurs


[flash-back] VINCENTE MINELLI: ENTRE RÊVE ET FOLIE

Des maîtres de la comédie musicale hollywoodienne de l’après-guerre, Minnelli est le seul à avoir affronté avec bonheur, non pas à la suite, comme le fit Stanley Donen, mais de front, les registres de la comédie légère et du drame symbolique. Peut-être son importance dans l’histoire du film musical a-t-elle masqué en partie la véritable place de l’artiste, qui s’est interrogé lucidement sur la création cinématographique dans plusieurs de ses films.


Véritable magicien du cinéma, Vincente Minnelli a porté la comédie musicale à son point de perfection, ce qui ne doit pas faire oublier qu’il est l’auteur de quelques chefs-d’œuvre du mélodrame.


Vincente Minnelli est né à Chicago le 28 février d’une année incertaine, entre 1903 et 1913. Dès l’âge de trois ans, il fait ses débuts sur scène avec la troupe ambulante des frères Minnelli, où son père est chef d’orchestre et premier violon, et sa mère, d’origine française, est la vedette féminine. Son enfance est marquée par une ambiance de spectacles forains, enrichie par ses origines italiennes. À quatorze ans, il devient peintre d’enseignes publicitaires, assistant photographe, puis dessinateur de décors et de costumes pour une chaîne théâtrale de Chicago. En 1931, il est repéré par un entrepreneur de spectacles new-yorkais et arrive à Broadway. Collaborateur d’opérettes luxueuses et directeur artistique de Radio City Music-Hall en 1933, il dispose de moyens considérables pour monter des ballets et des revues. Il s’initie également à l’art d’avant-garde et à la psychanalyse. Un premier séjour à Hollywood ne lui procure pas d’emploi, mais en 1939, il accepte un contrat de deux ans avec Arthur Freed à la M.G.M., où il étudie la confection des comédies musicales.


En 1903, lu ville de Saint-Louis se prépare avec effervescence à l’Exposition Universelle qui doit célébrer le centenaire de la vente de la Louisiane aux États-Unis. La famille Smith attend elle aussi ce grand événement, même si certains de ses membres se passionnent pour d’autres questions. La jeune Esther s’inquiète notamment du fait que le prétendant de sa sœur aînée ne semble pas vouloir se déclarer… Premier des cinq films tournés par Vincente Minnelli avec Judy Garland, cette comédie musicale de 1944 est un hymne à l’amour et aux joies de la famille. Genèse d’un immense succès.

Le 31 août 1942, Vincente Minnelli commence le tournage de Cabin in The Sky. Il est enfin, comme il l’écrit dans son autobiographie, « contremaître à l’usine ». L' »usine », c’est bien évidemment la M.G.M. dont Arthur Freed lui a fait patiemment découvrir tous les rouages. Cabin in The Sky est un musical, le premier des 13 musicals que réalisera le cinéaste. Il est important de remarquer que 12 des 13 musicals ont été produits par l’homme qui a le plus compté dans sa carrière, Arthur Freed.


En 1942, Minnelli réalise des séquences centrées sur Judy Garland, qu’il épousera en 1945, dans les films Babes on Broadway de Berkeley et Panama Hattie de Norman Z. Mac Leod. La même année, Freed lui confie la mise en scène complète de Cabin in the Sky, une comédie musicale interprétée exclusivement par des artistes noirs tels que Lena Horne, Ethel Waters, Louis Armstrong et Duke Ellington. Minnelli signe alors un contrat indéfiniment renouvelé avec la M.G.M., qui le prêtera à la Fox pour un seul film, Good bye Charlie, en 1964. Au sein de cette structure bien huilée, il parvient à intégrer des préoccupations personnelles dans un style classique et original, même s’il estime ne jamais avoir réussi à réaliser des films selon son cœur.


Dans un paradis de coton et de marbre, Florenz Ziegfeld se remémore ses souvenirs terrestres. Il fut un très célèbre directeur de revue à Broadway. Un à un, ses numéros défilent dans sa mémoire. Ne vous laissez pas effrayer par les automates mal dégrossis qui ouvrent le film. Dans un Broadway cartonné façon école maternelle, Vincente Minnelli commence par évoquer la pré-histoire de la comédie musicale, avec toute sa mièvrerie archaïque.

Le film noir a permis à de grands metteurs en scène comme Fritz LangNicholas RayOtto Preminger et Anthony Mann de créer leurs œuvres les plus imaginatives. Malheureusement, le seul film noir de Minnelli, manque parfois de puissance malgré certaines qualités, défaut regrettable car on y trouve pourtant le style du metteur en scène.


Minnelli a déclaré qu’il adoptait la même approche pour un drame que pour une comédie musicale. Ce parti pris permet de mieux comprendre l’ensemble de ses films comme une « peinture de la vie rêvée ». Ses héros transforment leur existence en rêve vécu (ainsi Madame Bovary) ou ils tentent de le faire, par l’art notamment (ainsi dans Lust for Life, qui retrace la vie de Van Gogh, de meilleure façon qu’on ne l’a dit) ; ou bien ils s’installent d’emblée dans l’art et nous y installent avec eux (voir l’ensemble des comédies musicales). Les deux limites de ce riche éventail de possibilités sont fournies par Brigadoon (un monde imaginaire peut être rejoint au cœur même de celui-ci) et par les films sur le cinéma (consacrés plus exactement à la vie des stars, qui mêle inextricablement réel et imaginaire). La conclusion de Brigadoon est d’un optimisme ludique, d’ailleurs émouvant, celle des films sur le cinéma est ambiguë, voire sombre.


Avant-garde ! A l’issue d’une projection de travail organisée le 29 août 1947 à la MGM, Cole Porter fait part de ses craintes au producteur Arthur Freed : selon lui, The Pirate risque fort de dérouter le public. Et de fait, malgré son affiche prestigieuse, la sortie de cette comédie musicale atypique va constituer un désastre financier, les recettes atteignant à peine la moitié du budget initial… D’où vient que ce film, aujourd’hui culte, n’a pas séduit en 1948 ?

Fasciné par Flaubert, Vincente Minnelli ne pouvait qu’être touché par Emma, personnage illogique et complexe, tiraillé entre un monde imaginaire et une réalité médiocre. Le film s’attache aux miroirs et à leurs reflets, qui témoignent de la lente dégradation du rêve : miroir terne dans une ferme, miroirs luxueux qui voient le triomphe d’Emma au bal (sur une valse de Miklós Rózsa). Et, à la fin, miroir brisé dans la chambre d’hôtel du médiocre adultère. Les mouvements d’appareil sophistiqués, dignes de Max Ophuls, accompagnent l’accession illusoire d’Emma à un autre monde.


Le style de l’esthète Minnelli est bien entendu d’apparence ornementale. Le choix de certains rideaux commande le succès d’une cure psychanalytique dans La Toile d’araignée (The Cobweb). Les chevaux de Marly, place de la Concorde, sont employés en rime visuelle de ceux de la vision de l’Apocalypse dans Les Quatre Cavaliers (et ceux-ci sont annoncés par les chevaux de bronze qui décorent discrètement un devant de cheminée dans la première séquence). On peut même soutenir que ce style est encore assez impersonnel dans ce somptueux gâteau d’anniversaire qu’est Ziegfeld Follies. Dans Un Américain à Paris même, l’imagination de Minnelli s’exprimerait surtout par le truchement des peintures célèbres qu’il utilise en toile de fond d’un ballet de vingt minutes (le plus long final tourné à cette date), n’était la chorégraphie plus intime du pas de deux au bord de la Seine, et surtout l’ambiance de mélancolie romantique qui baigne l’aventure de Gene Kelly.


Dès les premières images du film, on est un peu décontenancé, quelque chose de particulier empêche une adhésion totale. On réalise alors qu’il n’y a pas de musique d’accompagnement pendant la première moitié du film, fait plutôt rare dans les comédies. Elle ne fera une première apparition très discrète qu’au cours de la scène de la découverte des cadeaux de mariage. Vincente Minnelli, sans doute en raison de son expérience des comédies musicales, utilise toujours la musique d’accompagnement avec beaucoup de discernement.

Après le succès de Father of The Bride (Le Père de la mariée), la plupart des comédiens étant sous contrat, donc disponibles, le studio insiste auprès de Minnelli pour qu’il continue sur sa lancée. Ni lui ni Spencer Tracy ne sont enthousiastes. Pourtant, grâce à ce dernier, quelques scènes assez drôles sauvent Father’s Little Dividend 


Le style de Vincente Minnelli s’est donc déplacé sans problème, et avec un bonheur presque égal, de la comédie musicale à la comédie « mondaine » ou intimiste (ainsi le délicieux Il faut marier papa, où, d’ailleurs, le monde est vu à travers les yeux d’un enfant imaginatif). Il va même jusqu’au mélodrame et au drame mondain, pour s’accomplir, en fait, dans deux films tragiques qui abordent le problème, jusque-là éludé, de la responsabilité morale de l’artiste (Quinze Jours ailleurs) ou du dilettante (Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse). L’unité de l’inspiration n’est pas fonction des genres, et ce sont ses propres limites qui déterminent la part de réussite ou d’échec du cinéaste.


Paris d’opérette, chansons de Gershwin et danse sur les bords de Seine : Un Américain à Paris joue résolument la carte de la légèreté. C’est pourquoi la MGM en a confié la mise en scène à l’un des grands spécialistes de la comédie musicale, Vincente Minnelli. Épaulé par Gene Kelly, qui signe avec son brio habituel les chorégraphies du film, le cinéaste livre en 1951 une œuvre appelée à faire date. Certes, Minnelli dispose à la fois de moyens très confortables et de collaborateurs précieux.

Un producteur tyrannique vit pour ses films, au risque de détruire ses collaborateurs : une star, un réalisateur et un scénariste, assaillis par des souvenirs douloureux. Ce sont eux les ensorcelés, insectes effarés qui se brûlent à la flamme de Hollywood, que Minnelli contemple en entomologiste. Ce qu’il filme magnifiquement — il est un des cinéastes les plus personnels de l’époque —, c’est le rôle prépondérant joué par les producteurs dans le système hollywoodien. Le film devient alors un fascinant jeu de miroirs dans lequel les personnages semblent se répondre.


Tout n’est pas également heureux dans les premières incursions de Minnelli hors du film musical. Seule la verve de Spencer Tracy maintient au-dessus du médiocre Le Père de la mariée, et Comme un torrent pâtit des effets trop appuyés du drame final. En général, aux prises avec le réalisme provincial, ou même new-yorkais (Un Numéro du tonnerre, essai de film musical populiste, ne fait pas exception), Minnelli est assez peu à son aise. Il se heurte à certains problèmes de « jeu » et de liaison entre l’acteur et l’environnement. On peut noter à ce propos que si, pris globalement, Madame Bovary trahit l’esprit de Flaubert, l’actrice (Jennifer Jones) le retrouve. En outre, Minnelli s’est trouvé désemparé devant l’avènement du scope, dès qu’il s’agit de filmer un personnage isolé, dont l’inscription dans le décor n’est ni affirmée ni niée. Ce qui n’empêche ni Les Quatre Cavaliers… ni même Le Chevalier des sables, avec son prologue panthéiste, d’être de fort beaux films, qui ont bien résisté au piétinement de la critique. Feuilleton pseudo-freudien peu crédible sur le papier, La Toile d’araignée devient à l’écran, par un mélange impalpable de tact et de lucidité, l’un des films les plus fascinants de son auteur.


Produit en 1953 par la MGM, ce film légendaire réunit la fine fleur de la comédie musicale, plus précisément du backstage musical, « made in Hollywood » : Comden et Green au scénario, Minnelli à la réalisation et, devant la caméra, Fred Astaire et Cyd Charisse.

En 1954, Gene Kelly retrouve le réalisateur d’Un Américain à Paris pour une fable musicale pleine de bruyères et de cornemuses. On a parfois dit que Brigadoon était la plus européenne des comédies musicales américaines. Inspirée d’un conte allemand et transposée en Écosse, son intrigue joue sur la nostalgie de la Vieille Europe, cette terre qu’ont quittée tant d’immigrants devenus citoyens des États-Unis.


Dans une certaine mesure, les comédies musicales sont des films sur le cinéma, ou du moins sur la magie du spectacle, puisque monter une revue, par exemple, aboutit à présenter directement sur l’écran un pastiche des films noirs où danse et mélodrame se confondent (ainsi dans The Band Wagon). Mais Minnelli a affronté l’évocation pirandellienne des monstres sacrés de Hollywood directement dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful), triomphe du discours introverti dans l’éloge, d’ailleurs critique, de l’activité la plus extravertie.


Il est journaliste sportif, habite dans « une boîte à chaussures » désordonnée, aime le poker et les copains, se nourrit de sandwiches et de bière. Elle est modéliste, habite dans un appartement spacieux et moderne, fréquente le tout New York et ses amis sont raffinés. Voici une fois de plus deux mondes apparemment inconciliables face à face.  Et lorsqu’ils doivent cohabiter (partie de poker d’un côté, répétition du show musical de l’autre), l’harmonie n’est guère possible.

Réflexion sur l’inexorabilité du temps, le dérisoire des rêves et des passions, l’absurdité de la vie sociale, la fulgurance de l’instant et la tentation de la folie (jeu et alcool), Some came running (Comme un torrent) est le chef-d’œuvre de MinnelliFrank Sinatra, Dean Martin et surtout Shirley Mac Laine apportent à l’univers de l’auteur un sang nouveau et une authentique vigueur.


On n’a peut-être pas suffisamment considéré à quel point la folie glisse aisément derrière les films les plus réussis et les plus séduisants de Minnelli, depuis l’exercice d’hypnotisme qui résout l’imbroglio du Pirate jusqu’aux aveux de La Toile d’araignée et de Quinze Jours ailleurs. Déjà le fonctionnalisme de ses mises en scène de films musicaux se tempère moins d’une élégance fluide que de béances par où s’engouffre une certaine stridence. Cette démesure interne (dans Le Pirate) ou déployée (dans Un Américain à ParisKismet, voire Brigadoon puisque l’imaginaire y triomphe au-delà du vraisemblable) emporte Minnelli au bord du désespoir parfois, de la névrose toujours. Ainsi s’éclaire l’accumulation sincère des références culturelles (peinture anglaise et hollandaise dans Brigadoon , impressionnisme dans Un Américain à Paris) qui, au travail de la caméra, ajoutent un autre sens que celui d’une simple liaison entre les figures d’un ballet, ou que d’accompagner, voire de précéder un regard. Dans Quinze Jours ailleurs, un cinéaste génial en perdition se fait projeter un ancien film, Les Ensorcelés, où Kirk Douglas, producteur-réalisateur génial en difficulté, tenait un discours analogue à celui qu’il tient dans Quinze Jours ailleurs (où il est un acteur qui veut guérir d’une crise psychique, et qui « s’essaie » à la mise en scène). Il y a là l’indice d’une nostalgie et d’une blessure. L’artiste Minnelli, qu’on a très justement rapproché des peintres maniéristes italiens chez qui la virtuosité s’accompagne toujours d’inquiétude, ne montre que des personnages qui doutent de leur art. Même le spectacle triomphant de The Band Wagon est, dans l’intrigue, bien près d’échouer ; c’est d’ailleurs un spectacle de remplacement, fondé sur un transfert typiquement shakespearien. Ce qui donne à Minnelli la suprême occasion de citer son leitmotiv : The World is a stage, the stage is a world – of entertainment ! (« Le monde est une scène, la scène est un monde – un monde de divertissement ! »). Ce dernier mot, à qui songe aux drames par quoi s’est pratiquement close la carrière du cinéaste, laisse en suspens toute l’ambiguïté propre à Minnelli. [Gérard Legrand, « Minnelli Vincente (1903-1986) », Encyclopædia Universalis]


Adapté d’un roman de William Humphrey, auquel a été rajouté le personnage essentiel du fils illégitime, Home from the hill (Celui par qui le scandale arrive) fait penser au résumé que donnait  William Faulkner d’un de ses livres préférés, « Absalon, Absalon » : « C’est l’histoire d’un homme qui voulait des fils. Il en eut un de trop et il fut détruit. »  

Ce n’est pas sans nostalgie que l’on peut parler de Bells are ringing : ne s’agit-il pas de la dernière comédie musicale de Minnelli pour la Metro, de sa dernière collaboration avec Arthur Freed, du dernier « musical » produit par Freed, donc de la fin d’une époque ?

Two weeks in another town n’est pas la suite mais l’inverse de The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés), tourné dix ans plus tôt. The Bad and the beautiful était le portrait incisif et fascinant d’un producteur hollywoodien despote et génial. Minnelli y faisait à travers lui l’apologie du système de production américain de l’époque et la fin en était moins ambiguë qu’il n’y paraissait. Une nouvelle fois, séduits par leur Pygmalion, Georgia, Fred et James Lee allaient participer ensemble à une nouvelle aventure cinématographique, à un nouveau chef-d’œuvre…