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L'histoire
De retour sur le territoire de son gang après trois ans de prison pour le meurtre d’un homme d’un clan adverse, Muraki fais la connaissance dans un cercle de jeu tenu pas son Clan de Saeko, jeune femme à la recherche de sensations fortes. Très vite, le yakuza va ressentir une sorte de fascination pour cette jeune femme hors normes. Il découvrira en parallèle que beaucoup de choses ont changé depuis son départ.
Analyse et critique
Au début des années soixante, la télévision commence à faire des ravages dans l’industrie du cinéma. Une grosse maison de production comme la Shokiku voit la popularité de ses mélodrames diminuer. Désireux d’injecter une bouffée d’air frais dans les productions du studio, le directeur Shiro Kido décide de donner une chance à de jeunes réalisateurs dont la fraîcheur et la liberté de ton sont susceptibles d’attirer à nouveau le public dans les salles. Masahiro Shinoda tout comme ses contemporains Nagisa Oshima et Yoshishige Yoshida vont bénéficier de cette confiance et former avec des personnalités comme Shohei Imamura ce qui sera la « nouvelle vague » japonaise. A l’instar des autres réalisateurs de sa génération comme Kinji Fukasaku et les sus-cités, Shinoda était adolescent dans l’immédiat après-guerre, il a vécu de l’intérieur les profonds bouleversements d’une société japonaise en pleine mutation qui plus est, prise en otage dans la guerre froide. Ces enfants qui avaient grandi avec un Empereur-dieu dans un Japon encore profondément renfermé sur lui-même, se sont retrouvés confrontés à ces notions jusqu’alors inconnues pour eux que sont capitalisme et démocratie. Shinoda intégrera à plusieurs reprises dans ses réalisations cette thématique d’une société japonaise que de profonds changements ont laissé déboussolée et déstabilisée ; tout comme elle sera d’ailleurs au centre de nombreuses productions de la « Nouvelle vague ».
Le personnage de Muraki dans Fleur pâle est un bel exemple de cet état d’esprit japonais dans l’après-guerre. De retour sur « son territoire » après trois ans de prison, il découvre que son monde a changé. Son clan a conclu un pacte avec le clan adverse, les codes ne sont plus ceux qu’il a connus…. Il ne s’adaptera pas à cette nouvelle situation et se sacrifiera pour le clan en assassinant l’Oyabun qui les menaçait directement. Son retour en prison pouvant être vu comme une fuite en avant, de ce nouveau chaos qu’il ne reconnaît plus et où il n’est plus vraiment reconnu, où il ne se sent plus « vivre », vers un milieu apaisant et connu. Il avouera d’ailleurs à Saeko en parlant du meurtre qui l’a conduit en prison la première fois : « Mais au moins, quand je l’ai tué, je me suis senti vivre ». Le « Maintenant, je flambe » qui suit illustre bien son désarroi et son inconfort. Ce nouveau monde n’est pas pour lui. Seule la jeune femme lui donne un temps l’illusion d’un sens nouveau à sa vie. Dès qu’il la voit, il est aussitôt attiré et fasciné par ce personnage qui fait un peu tache dans cet univers machiste. Shinoda en fait une tache blanche lumineuse, une fleur pâle dans l’univers secret et sombre des salles de jeu. Saeko est un personnage à part dans un cinéma nippon habitué aux héroïnes soumises et humiliées. Elle est forte, libérée et constamment à la recherche de sensations toujours plus fortes. Elle a l’inconscience et le sens transgressif de la jeunesse. Tout cela va fasciner le yakuza qui ira jusqu’à lui offrir la sensation ultime en assassinant sous ses yeux le caïd du clan Imai. Meurtre auquel elle assistera en spectatrice fascinée et qu’elle laissera faire pour que l’homme qu’elle aime puisse « vivre » à nouveau. Cette métaphore du japon moderne, Shinoda nous l’offre dans un écrin à l’esthétique travaillée dans un superbe noir et blanc aux contrastes appuyés. Fleur pâle recèle des moments de grâce et de modernité incontestables. L’introduction avec son monologue mélancolique ou le meurtre final lyrique, stylisé confèrent au métrage une charge émotionnelle indiscutable et le travail sur la lumière fait du film une œuvre où le ressenti par rapport aux stimuli visuels est presque plus important que l’histoire elle-même. Fleur pâle est un film d’ambiance où le peu d’histoire n’est que prétexte à faire ressentir les états d’âme de ces personnages errants (1). Shinoda s’attarde sur les visages, étire les plans dans l’appartement du yakuza pour mieux faire ressentir sa solitude, son malaise, revient sur les visages, les mains, les jeux, détaille longuement les différents rituels qui accompagnent les parties de cartes... Le film ne comporte finalement que peu de dialogues, tout passe par une image travaillée à l’extrême. Bien que très réussi esthétiquement parlant, Fleur pâle pèche cependant par un rythme que Shinoda voudrait posé voire contemplatif mais qui est parasité par quelques scènes plus nerveuses qui lui ôtent une peu de sa magie.
Adapté du roman de Shintaro Ishihara (2), Kawaita Hana, Fleur pâle fut un succès d’autant plus inespéré que le film eût de sérieux démêlés avec la censure en raison des nombreuses scènes de jeu qui y sont décrites (3) bien plus que pour une violence d’ailleurs relativement peu présente. Il fallut l’intervention de Ishihara en personne et de Shuji Terayama (4) pour que le film puisse bénéficier d’une ressortie.
(1) Shinoda avoue d’ailleurs dans les bonus qu’on l’avait critiqué pour avoir fait un film dénué d’histoire.
(2) Egalement auteur de scénarii (comme le Crazed fruit de Ko Nakahira) et réalisateur (il réalisa notamment The young beast et co-réalisa avec Marcel Ophüls, Truffaut et Wajda, L’amour à 20 ans en 1962), il fait une apparition à la fin de La guerre des espions dans le rôle de Saizo Kirigakure, l’ami de Sasuke.
(3) A l’époque de sa sortie, les jeux d’argent étaient toujours interdits au Japon. En faire l’apologie et une description aussi détaillée était considéré comme un summum d’immoralité. D’un autre côté, la fascination pour un interdit enfin dévoilé contribua beaucoup au succès du film.
(4) Poète, réalisateur d’avant-garde et scénariste notamment pour Shinoda, Terayama fut une figure marquante de la nouvelle scène artistique nipponne des années soixante.
Les yeux noirs
par Robin Vaz
Tourné en 1964 mais resté inédit dans les salles françaises, Fleur pâle témoigne des mutations du Japon d’après-guerre, vues à travers le regard de Muraki, un yakuza tout juste libéré après trois ans de prison. Son retour à la vie civile donne l’occasion au réalisateur Masahiro Shinoda, contemporain de la génération d’Ōshima, de convoquer dès le début du film un imaginaire de la modernité, en filmant la masse des visages anonymes, le pas pressé des voyageurs ou encore les paysages industriels de Tokyo depuis la fenêtre d’un métro. Tournées en caméra subjective, ces images sont immédiatement mises à distance par le ton désabusé de la voix-off qui traduit le regard cynique du personnage sur la société qui l’entoure : « Leurs visages sont sans vie, morts. Ils font désespérément semblant d’être en vie. » L’apathie amère de Muraki, usé par la vitesse et l’intensité d’une vie urbaine dont il a été longtemps isolé, débouche sur une forme de prostration qui gagne l’ensemble du récit : si, dès son retour en ville, les ingrédients du polar ou du film noir sont réunis (la rivalité entre des gangs, la femme fatale, les jeux d’argent), Fleur pâle ne suit jamais cette trajectoire attendue, comme si le protagoniste refusait de jouer son rôle et préférait laisser constamment en suspens les potentialités narratives ouvertes par la fiction.
L’énigme d’un visage
Réveillant les sens engourdis de Muraki, la rencontre avec Saeko dans un tripot clandestin constitue le point de bascule du film. Les personnages se rapprocheront progressivement, en se retrouvant à plusieurs reprises autour d’une table de jeu, jusqu’à ce qu’ils se confient mutuellement leur sentiment d’ennui face à la société moderne, que Saeko comble en fréquentant le monde de la nuit. La « fleur pâle » du titre détonne en effet dans ce milieu exclusivement masculin et dérègle par sa seule présence le rituel du jeu d’argent auquel elle participe. Alors qu’un ample mouvement de caméra fait défiler les visages des joueurs, un geste de la jeune femme suffit ainsi à provoquer une coupe brutale ; d’abord resté hors champ, le visage ovale de Saeko, dont la blancheur contraste violemment avec ses pupilles noires, illumine soudain le cadre. Point névralgique de la mise en scène, la jeune femme ne cesse d’influencer la trajectoire de la caméra et de provoquer de brusques recadrages, quand des jeux de champ-contrechamps ne révèlent pas le regard fasciné que Muraki pose sur elle. Plus que les paroles échangées par les personnages, ce sont donc les nombreuses séquences de jeu qui restituent l’évolution de leur relation. En multipliant les inserts en gros plan sur les regards, Shinoda dote chaque geste d’une véritable épaisseur dramatique. La mise en scène déplace ainsi la finalité des parties : gagner ou perdre n’a aucune importance, il s’agit avant tout de saisir le jeu de séduction qui se déroule sous nos yeux.
L’échec à venir de cet embryon de relation amoureuse est toutefois révélateur du caractère allégorique du lien unissant Muraki et Saeko : plus qu’une union charnelle, le réalisateur filme avant tout une rupture générationnelle, provoquée par l’influence croissante des États-Unis sur le Japon d’après-guerre. Tandis que Muraki reste héritier de rites passés et voit d’un mauvais œil les mutations sociales de son pays, Saeko incarne une forme de modernité à l’occidentale, avec sa permanente, ses vêtements et sa désinvolture. On se gardera cependant d’arrêter une interprétation métaphorique univoque du film, tant le point de vue de Shinoda sur la jeunesse paraît ambivalent. En témoigne par exemple le visage mystérieux de Saeko lors de la scène où elle assiste au meurtre d’un homme : il est difficile de déterminer si la jeune femme, restée impassible, est habitée par une forme de naïveté ou de perversité. Le cinéaste synthétise d’ailleurs cette ambiguïté lorsqu’il filme régulièrement son actrice face-caméra et en travelling avant, comme si le spectateur était en même temps irrémédiablement attiré par l’actrice et tenu en respect par son regard farouche. À ce moment-là, le visage lumineux de Saeko fait écran ; il apparaît comme une surface indéchiffrable, qui suscite la fascination mais dont l’intériorité demeure inaccessible – comme une fleur pâle dégageant un parfum à la fois vénéneux et entêtant.
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Neuvième film du réalisateur et sorti en salles en 1964, Fleur Pâle est un film de yakuza plus proche de la Nouvelle Vague française que du cinéma populaire nippon. Il met en scène Muraki, gangster qui vient de faire trois ans de prison pour avoir tué un type sur ordre de son supérieur. Le visage fermé, dur et mélancolique du personnage interprété par Ryō Ikebe ne s’illumine que lorsqu’il rencontre une jeune femme surprenante autour d’une table de jeu. Saeko (Mariko Kaga, qui n’a que très peu de rôle à son actif à notre grand désespoir), puisque c’est son nom, est une aristocrate en quête de sensations fortes, et très vite tout le monde la remarque…
Ce qui caractérise un film comme Fleur Pâle, ou comme A bout de souffle avant lui où les films de Kitano après lui (la parenté est plus qu’évidente), c’est de faire un film de yakuza en négatif. Pour faire simple, c’est que la trame qu’on aurait pour habitude de mettre en avant, celle qui raconte des rivalités de clans de yakuzas, d’alliances et de trahisons, n’est qu’une toile de fond. Un décor qui colore une romance jamais consommée entre un homme fasciné et une femme fascinante pour nous dire que tout ne finira pas au mieux. En d’autres termes, nous sommes dans le film noir. On commence à croire que ce bon vieux Shinoda savait vraiment tout faire !
En plus de se plonger dans les codes du genre dans sa narration, le réalisateur laisse ses pincettes à la maison quand il s’agit de penser cadre et lumière avec son chef opérateur : la photographie n’est que teintes de noir et de blanc très contrastées, d’une beauté à tomber par terre puis se relever pour tomber encore plus fort.

C’est aussi son film le plus évident, le moins surprenant. Il n’est pas absurde qu’il ait été autant apprécié à l’étranger, notamment par la critique américaine, parce que son accessibilité et son efficacité le rend beaucoup plus universel que ses oeuvres plus tardives. C’est même ça qui est fort dans le film, car des éléments sont à priori incompréhensibles pour un public occidental, notamment les longues séquences de jeu, et pourtant tout est clair. Pourquoi ? Parce que le montage et le cadrage nous dit tout, et parce que chaque plan sur le visage de Mariko Kaga nous embarque en voyage.
C’est son personnage qui fait le film, autant se le dire. Le reste est solide, on trouve même encore les obsessions de Shinoda pour la jeunesse insouciante et pleine de rage et de passion (Muraki se trouve un apprenti rapidement, qui s’est coupé un doigt parce qu’être yakuza c’est bon délire), mais rien n’est aussi happant que de voir les yeux de cette femme fatale pendant les parties de carte… Dans ce genre de moments, on ne fait que regarder le cinéma. Il nous regarde aussi.
Fleur pâle, un film de Masahiro Shinoda sorti en 1964.
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vendredi 2 juin 2023
L’été cruel des yakuzas 2 : Fleur pâle de Masahiro Shinoda
Les feux follets
« On meurt mais
rien ne change. »
Je me suis demandé à quoi ressemblerait une version yakuza du Feu follet. Ce film existe puisqu’il s’agit de Fleur pâle de Masahiro Shinoda, sorti en 1964, un an après l’adaptation du roman de Drieu la Rochelle par Louis Malle.
En France et au Japon, deux hommes rompaient les amarres avec une société où ils ne se reconnaissaient plus, et choisissaient le néant à un simulacre d’existence.
Muraki a passé trois ans en prison, pour avoir assassiné un chef rival sur ordre de son clan. Lorsqu’il sort, le monde lui est désormais étranger. Les ennemis d’autrefois se sont alliés contre un troisième clan menaçant leur pouvoir. Ce n’est plus l’honneur qui les guide mais le profit, et les chefs apparaissent pour ce qu’ils sont : des vieillards ridicules qui mangent leur soupe ensemble, sous une reproduction de la Joconde, dans une imitation de maison occidentale.
Muraki est entré en prison en 1961 et en est sorti en 1964, soit l’année des jeux olympiques de Tokyo, symbole du pardon international et symbole du miracle économique du pays. Ces adversaires réconciliés ce pourraient être le Japon et les USA, contre le bloc soviétique. Muraki qui est allé en prison pour de vieilles valeurs, n’a plus sa place dans ce Japon en train de brader ses traditions.
Saeko est une jeune fille d’une vingtaine d’année. Elle ressemble à une poupée malade dont les immenses yeux noirs dévorent le visage. Elle passe ses nuits dans les tripots des yakuzas et mise des sommes folles. Personne ne sait qui elle est ni d’où elle vient mais on murmure que sa famille est richissime. Est-elle fille d’industriels, d’aristocrates, d’hommes politiques ? Que cherche Saeko dans le jeu, en compagnie de ces hommes tatouées, comme elle étourdis par la litanie des croupiers et le bruissement d’insecte des cartes hanafuda de bois ?
Muraki et Saeko, qui tous deux viennent de mondes différents, vont croiser leurs destins pendant un bref intervalle de quelques nuits, et construire un étrange amour à la fois chaste et dangereux. Lui va se diriger vers la seule société dont il comprend encore les règles : la prison. Saeko choisira la mort, qui était là, disponible pour elle, sous la forme de Yoh l’ange des ténèbres qui l’attendait patiemment depuis le début dans l’ombre des tripots. Le titre du roman d’Ishihara pouvait aussi se traduire par la fleur asséchée. Cette fleur assoiffée, déjà fanée, c’est Saeko, à la dérive comme les épaves des Fleurs du mal de Baudelaire que Shinoda lisait pendant le tournage, où ces belles phtisiques au seuil de la mort que les énervés de Jean Lorrain traquaient dans les bordels.
Qu’est-il arrivé à la « tribu du soleil » (voir ici) célébrée par Ishihara ? Ces garçons et filles trop jeunes pour avoir vraiment connu la guerre et qui, dans la seconde moitié des années 50, expérimentaient un nouvel l’hédonisme, la libération des corps, et une sexualité moins entravée. Cette génération perdue de l’après-guerre, avait vu ses parents vénérer les Américains comme autrefois l’Empereur, et si elle vivait au présent et profitait des plaisirs et du confort matériel sentait un vide grandir en elle. 1964 est aussi l’année la lisière de l’embrasement politique du Japon, des grandes manifestations étudiantes, et de la lutte armée. Quelques années plus tard, Saeko aurait peut-être fait partie de l’armée rouge japonaise. Muraki appartient quant à lui à la génération précédente. Il a combattu pendant la guerre et le monde des yakuzas est le dernier refuge des valeurs traditionnelles de l’ancien Japon et du code de l’honneur. Seuls les yakuzas croient encore aux rituels, disait Shinoda.
Mariko Kaga qui n’avait que 20 ans lors du tournage, allait devenir l’actrice fétiche de la nouvelle vague, sorte d’Anna Karina japonaise tournant chez Oshima (Les plaisirs de la chair), Kazuo Kuroki (Le Silence sans aile), Ko Nakahira (Les lundis de Yuka), ou Seijun Suzuki (Mélodie Tzigane).
Agé de 46 ans, son partenaire, Ryo Ikebe était un ancien jeune premier des films de Naruse, Imai et Kinoshita, à la gloire finissante. Fleur Pâle relance sa carrière et il devient le héros tragique des ninkyo-eiga de la Toei. Il conservera toujours quelque chose de la noirceur et de la fragilité de Muraki. Parfois tuberculeux et crachant du sang, toujours taiseux et les yeux fardés de noir, il accompagne comme son ombre Ken Takakura lorsque celui-ci marche vers son destin.
Fleur pâle, autant qu’un yakuza-eiga est un opéra. Le sublime assassinat final du chef du clan ennemi qu’exécute Muraki sous les yeux avides de Saeko, est accompagné par Didon et Enée de Purcell. Shinoda avait également en tête Tristan et Yseult comme trame secrète de l’amour absolu de la joueuse et du yakuza. Eternel retour de Muraki en prison ; descente au tombeau où, il pourra revivre, tel un rêve sans fin, sa rencontre avec Saeko. Fleur pâle est ce récit raconté depuis les ténèbres par un homme désormais hors du temps.
Fleur pâle est sorti en France pour la première fois au cinéma le 31 mai 2023 grâce à Carlotta Films.
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Fleur pâle : le perdant rafle tout

« T« L'influence des Fleurs du mal de Baudelaire est forte dans ce film », se souviendrait plus tard le réalisateur Masahiro Shinoda à propos de son film noir de 1964, Fleur pâle, tourné à l'époque où sa carrière de cinéaste et figure fondatrice de la Nouvelle Vague japonaise venait tout juste de débuter, avec la jeune ingénue de la Shochiku, Mariko Kaga, dans le rôle de Saeko, la fleur fragile de son meilleur film. Certes, le parfum du mal est présent dans Fleur pâle, un bakuto-eiga (film de jeu) avant-gardiste sur un yakuza vieillissant nommé Muraki (Ryo Ikebe), fraîchement sorti de prison, et la sirène ricanante et mystérieuse, Saeko, qui l'accompagne joyeusement vers sa perte. Le mal et la mort. « Quand j'ai terminé le tournage », a poursuivi Shinoda, interrogé par Joan Mellen plus de dix ans après la sortie du film, « j'ai réalisé que ma jeunesse était terminée. »
Somptueux sonnet à l'amour fou non partagé, Fleur pâle demeure la création la plus durable de Shinoda. Ténébreux et presque illisible, avec sa fusion moralement trouble de modernisme et de chaos – voitures rapides et attractions mortelles, silences sartriens et apogées lyriques –, le film est un éternel favori des aficionados du genre comme des sophistes du cinéma d'art et d'essai. Les premiers sont-ils ceux qui lui attribuent le statut officiel de Moment fondateur de l'histoire du film de yakuza , et les seconds qui se complaisent dans ses attitudes ultra-stylées et ses échappatoires nihilistes à ce genre de gangsters, forme ancestrale et souvent codifiée, ou l'inverse ? Peu importe : rares sont ceux qui sortent de Fleur pâle sans être éblouis, et nombreux sont ceux qui sont restés pour savourer ses noirs infinis et ses blancs sépulcraux à maintes reprises. Un hybride, donc, cette Fleur Pâle — mais un hybride robuste, avec des aperçus fidèles des extérieurs piétonniers de Yokohama et des foules de visages curieux (fixant souvent directement l'objectif de l'appareil photo) aux côtés d'atmosphères expressionnistes luxuriantes et magnifiquement photographiées, et deux personnes extraordinairement attirantes prises au milieu, s'abandonnant, ensemble mais toujours seules, à des accès de rire maniaque et à de longs regards camusiens dans le vide.
Sylphique et inconnaissable, Saeko s'épanouit sous un soleil d'ébène : une femme-enfant solitaire, presque translucide, aperçue pour la première fois dans l'obscurité quasi enveloppante d'un tripot, la nuit, fécondée par des hommes en sueur, tatouée et à moitié dévêtue, planant et s'élançant au gré des battements d'argent. Prise dans la lumière tiède de l'ampoule en cuivre suspendue au ras du tapis hanafuda , Saeko s'élève telle une fronde lumineuse d'une fissure dans une montagne faite de chair humaine et d'ombres – s'élève… et s'incandescent. Un crâne menaçant la fixe, hypnotisé : le crâne de l'homme, Muraki, qui va bientôt lui faire découvrir les joies de la mort subite. Les hanafuda – des cartes à fleurs rigides de la taille d'un domino, ornées de motifs saisonniers de pivoines et de paulownias – sont agitées et mélangées jusqu'à ce que leur crécelle se transforme en un fracas de bâtons qui tombent, le vacarme d'une douzaine de danseurs de claquettes, une armée de castagnettes. Les paris sont placés, les cartes retournées, les joueurs halètent et gémissent, mais pas une ride ne vient troubler la surface laiteuse de Saeko. Ce soir, seule la mort est sur une lancée gagnante.
De retour d'une peine de trois ans pour un meurtre lié à un gang, Muraki est un exemple de la suavité d'un jeune homme d'âge mûr ; personne d'autre (avant l'âge d'or de Bunta Sugawara, en tout cas) n'aurait pu s'en sortir avec un costume à carreaux aussi ridiculement criard, mais Ikebe, la tête rasée et le teint viril luisant, s'en sort avec un aplomb grisonnant. Il l'avait bien mérité. Ikebe avait débuté au cinéma au milieu des années 1940 et avait connu le succès en incarnant divers flics, durs à cuire et autres personnages impassibles tout au long des années 1950, dans des films aussi divers que « Été précoce » (1951) de Yasujiro Ozu et « La Bataille dans l'espace » (1959) d'Ishiro Honda . Il a continué à jouer des rôles de durs à cuire chevronnés bien après Fleur pâle, soutenant souvent Koji Tsuruta ou Ken Takakura dans exactement le genre de films de yakuza des studios Toei que le pionnier de Shinoda allait continuer d'inspirer jusque dans les années 1970 et au-delà. Ikebe (décédé fin 2010) avait quarante-cinq ans l'année où il a joué dans Fleur pâle ; Mariko Kaga n'en avait que dix-neuf. Son premier film avait été pour Shinoda moins d'un an auparavant ( Les Larmes de la crinière du lion ), et elle est immédiatement devenue une figure emblématique et rayonnante du casting de la Shochiku ; après Fleur pâle, elle est soudain devenue une icône. Avec sa lèvre supérieure légèrement pétulante et son regard ultra-énigmatique de Mona Lisa, Saeko, épiquement ennuyée et avide de sensations fortes – dont on ignore les motivations et le passé – pourrait être la déroutante Nadja d'André Breton, sous la forme d'une moga (fille moderne) de l'Âge du Go-Go : l'insaisissable incarnée. À la fin de 1964, Kaga jouait dans une sorte de film d'animation soigneusement conçu pour exploiter chaque facette de son personnage tour à tour joyeux, fragile, érotique, ricanant et hanté : Yuka on Monday, de Ko Nakahira, la réalisatrice de Crazed Fruit , l'histoire d'une adolescente catholique, une prostituée qui se donne entièrement à chacun de ses clients… à l'exception de son baiser. Véritable écrin de fantaisies de lingerie pour les fans de Kaga, Yuka on Monday s'est avéré être une pioche par ailleurs morne dans des clichés sous-godardiens. Un an plus tard, son rôle dans Plaisirs de la chair de Nagisa Oshima allait également être une déception, sa muse, beaucoup trop maquillée, n'apparaissant que très peu dans le film. Mais sous la direction de Shinoda — dans Pale Flower comme dans With Beauty and Sadness (1965), le film suivant du réalisateur, une adaptation aux tons pastel délicats d'un roman de Yasunari Kawabata — Kaga est devenue l'une des actrices les plus convaincantes de son époque et a connu une longue carrière, principalement dans des séries télévisées.
À seulement trente-trois ans, et quelques années après avoir commencé sa carrière de réalisateur lorsqu'il a réalisé Fleur pâle, Shinoda avait débuté comme assistant réalisateur à la Shochiku en 1953, l'année précédant l'arrivée d'Oshima. Employé consciencieux, Shinoda ne franchirait le pas vers la réalisation qu'après les débuts de son jeune collègue, alors connu pour être un critique de cinéma virulent et un mécontent du studio, en 1959, avec A Town of Love and Hope, qui fut à la fois un succès critique et le premier pas vers ce qui allait bientôt devenir la nouvelle vague interne du studio. Le premier long métrage de Shinoda était un récit rock'n'roll sur l'ascension et la chute, écrit à la va-vite pour capitaliser sur le succès international de Neil Sedaka, « One Way Ticket ». Français Il a échoué au box-office, et tandis que Shinoda a fait une demi-douzaine d'autres films au cours des deux années suivantes - y compris, parmi les mélodrames de studio plus courants, le politiquement chargé, scénarisé par Shuji Terayama Dry Lake, l'histoire d'un aspirant révolutionnaire malheureux, se déroulant au milieu des manifestations contre le traité de sécurité de 1960, et la bande dessinée excentrique en direct Killers on Parade (alias Murders 8, alias My Face Red in the Sunset ), qui à plusieurs égards a devancé Seijun Suzuki au poing, avec ses tueurs à gages aux couleurs caricaturales, son sens absurde du chaos et les bêlements occasionnels de la chèvre de compagnie d'une tueuse à gages ponctuant les chutes - ce n'est qu'en 1962 avec Tears on the Lion's Mane qu'il a semblé enfin sécuriser son équilibre. Tears était une histoire amère sur la fin de l'innocence, se déroulant sur les quais de Yokohama, dont l'univers nocturne en noir et blanc, profondément morose, était imprégné d'une attitude remarquablement sombre envers l'occidentalisation rock'n'roll de l'esprit japonais. Des cadavres flottants ponctuent le spectacle, une affiche de L'Avventura est aperçue sur le mur d'un café, et le point culminant émotionnel du film survient lors d'une sorte de scat R&B d'annihilation, chantée à mi-voix – frissonnante et gémissante, plutôt – par le jeune héros condamné, poussé à bout par un cruel coup du sort. Finalement, la police arrive pour emmener le tueur crooner, mais le message est depuis longtemps clair : roule, Ozu, et annonce la nouvelle à Mizoguchi.
Avec Pale Flower, Shinoda s'est résolument imposé, mais il ne l'a pas fait seul : filmé par Masao Kosugi (qui a photographié plus d'une douzaine des meilleurs films du réalisateur) ; basé sur une histoire originale de la figure de proue de la génération taiyo-zoku (tribu du soleil) et scénariste de Crazed Frui t, Shintaro Ishihara ; écrit par le futur scénariste de Vengeance Is Mine de Shohei Imamura , Ataru Baba ; ancré par l'équilibre délicat entre le cool et le laconique fourni par les stars Ikebe et Kaga ; et mis en musique par le collaborateur récurrent de Shinoda, le compositeur classique d'avant-garde Toru Takemitsu, travaillant ici au sommet de son talent pour créer une peinture de défilement sonore de cornes de banshee, de glissandi de cordes à effet Doppler amplifié et de tremblements de rythme de serpent à sonnette, la production s'est avérée une tempête parfaite de talents, avec Shinoda à la barre avec assurance. Pourtant, bien que largement salué comme un chef-d'œuvre rétrospectivement, Fleur Pâle n'a pas vraiment plu à tous les participants. Baba, en particulier, était furieux de constater à quel point la technique éblouissante et le montage vertigineux de Shinoda obscurcissaient le scénario sur lequel il avait travaillé et accentuaient son nihilisme implicite. La Shochiku, en fait, décida de mettre le film en suspens pendant plusieurs mois, ne le sortant que l'année suivante. Cela tenait probablement moins à l'orgueil de scénariste écorné de Baba qu'aux nombreuses scènes de jeux d'argent à gros enjeux, que les autorités judiciaires jugeaient apparemment excessives et un peu trop détaillées. De fait, les rythmes visuels du jeu de « tirages assortis » appelé tehonbiki, pratiqué ici – sinon les règles du jeu lui-même, qui échapperont à tous, sauf aux publics les plus avertis – sont un élément central de l'effet hypnotique du film. Arrangées sur les mini-symphonies hyperpercussives de Takemitsu, ces scènes entraînent le spectateur toujours plus profondément dans le tourbillon des mystères du jeu, tout comme elles entraînent Saeko et Muraki, poussés par la mort, qui s'abandonnent finalement à de plus grandes victoires et à de plus grandes pertes, lorsque les sensations fortes du jeu ne suffisent plus.
« J'aimerais pouvoir m'emparer du passé et le figer, afin de pouvoir l'examiner sous différents angles », a déclaré Shinoda, révélateur, à propos de l'un de ses films les plus célèbres, Double Suicide, sorti en 1969. Relecture graphiquement éblouissante du conte classique du dramaturge Chikamatsu, où deux amants tragiques se lient par leur rejet des coutumes traditionnelles, réinventant des siècles d'illustration et de design japonais sous les impératifs résolument modernes du pop art, Double Suicide incarne l'attitude quasi cubiste de Shinoda envers le passé dans sa forme la plus rigoureusement perfectionnée. Pourtant, Fleur Pâle — avec ses crypto-amateurs condamnés qui remplacent les jeux d'argent à gros enjeux par la communion charnelle et se délectent des excès de l'autre à l'exclusion de tout sauf d'un oubli presque certain — est clairement l'un des précurseurs historiques prismatiques de Double Suicide , et nulle part cela n'est plus évident que dans le moment où Shinoda trouve enfin Muraki et Saeko sur un futon ensemble (elles se sont glissées sous les couvertures pour se cacher de la police lors d'une descente, et remplacent une fois de plus le hanafuda par le hanky-panky) et positionne sa caméra directement au-dessus du lit, préfigurant précisément l'image déroutante de ce dernier film. Ailleurs dans Fleur Pâle, le réalisateur parvient à suggérer la fragmentation du temps et la fusion du passé et du présent de diverses manières disparates : une horlogerie hantée habitée à la fois par l'amant de Muraki avant son incarcération et par mille rappels tic-tac du temps qui l'a déjà dépassé ; La garçonnière de Muraki, tapissée de fourrure noire, où la peinture s'écaille d'un mur défraîchi, écho immense et angoissé à une peinture à l'encre traditionnelle Enso – ce cercle d'un seul coup de pinceau qui fonctionne comme la version zen japonaise d'une peinture d'action. Un acte ancestral (tentative) de vengeance fraternelle se déroule dans un bowling résolument moderne où une version de « It's Now or Never » sur fond de musique d'ascenseur se déverse comme une pluie de sirop d'érable sur les débats. (Akira Kurosawa utiliserait le même air pour souligner les déformations de la génération d'après-guerre du Japon dans High and Low la même année.) Même l'épisode culminant du film, fait de violence à sensations fortes, parvient à fusionner le présent et le passé : alors que Muraki poignarde à mort un chef de gang rival dans un restaurant public tandis que Saeko observe avec une crainte pétrifiée, l'imagerie de Shinoda évoque spécifiquement l'assassinat horrible et graphiquement photographié sur scène du leader politique de gauche Inejiro Asanuma en 1960, alors même que l'opéra baroque de la bande sonore coupe les amarres du contemporain à la recherche d'un état intemporel de grâce orgasmique et annihilante.
Confondant sans cesse les visions de libération et d'enfermement, Fleur Pâle (dont le titre japonais, Kawaita hana, se traduit plus littéralement par « fleur sèche » ou « fanée », indiquant clairement que la mort, plus que la simple pâleur, est l'enjeu crucial) débute par une image de liberté – la représentation, à la Degas, par le sculpteur Fumio Asakura, d'une jeune femme svelte, les bras grands ouverts vers le ciel, Tsubasa-no-zo (Statue des Ailes), un monument familier de la gare d'Ueno à Tokyo – et se termine par le fracas des énormes portes tombales d'une cour de prison. Le fracas infernal de l'industrie lourde, invisible mais entendu de sources lointaines hors champ, emplit l'air de manière récurrente, et les corbillards semblent patrouiller sans cesse dans les rues de la ville. Un mystérieux tueur à gages junkie rôde dans l'ombre, lançant des scalpels sur Muraki tandis qu'il navigue dans la nuit, à la recherche d'une flamme ardente dans le purgatoire urbain que le gangster vieillissant a depuis longtemps reconnu comme envahi de citoyens à moitié vivants, leur trajet quotidien une marche de zombies, leur nouveau Japon un pays des morts-vivants. Et l'espace d'un instant, Saeko apporte cette étincelle : une incandescence douce et chevrotante qui illumine trop brièvement le chemin par lequel ils pourraient tous deux cheminer vers le lever du soleil – une fleur de feu pâle et envoûtante, une flamme faible et inexorablement vacillante.

Au cœur de « Fleur pâle » se dresse un homme très discret, renfermé sur lui-même, un tueur professionnel. Il travaille pour un gang des Yakuza, la mafia japonaise, et, au début du film, il est de retour à Tokyo après avoir purgé une peine de prison pour meurtre. Il a purgé cette peine comme prix à payer pour avoir commis un meurtre, mais bien que l'on voie son chef de gang à plusieurs reprises, même chez le dentiste, rien ne le rend digne d'une telle loyauté. C'est un homme ordinaire et âgé. Muraki (Ryo Ikebe), le yakuza, semble davantage fidèle à l'idéal de loyauté, une version du code samouraï. Son destin est d'être soldat et d'obéir aux ordres, et il est l'instrument de ce destin. Il pense que son crime était « stupide », mais il observe, sans se plaindre.
« Fleur pâle » est l'un des films noirs les plus envoûtants que j'aie vus, et même plus ; en 1964, c'était une œuvre majeure de la nouvelle vague émergente de cinéastes indépendants japonais, un exercice de coolitude existentielle. Il y a une intrigue, mais tout est une question d'attitude. Muraki, élégamment vêtu, les cheveux soigneusement coupés, les yeux souvent cachés par des lunettes noires, parlant rarement, ne révélant rien, retient ses émotions comme si elles n'existaient plus. Il navigue à travers les nuits et un monde souterrain de clubs de jeux à enjeux élevés et de bars à prostituées, mais vit dans une chambre grossière et miteuse comme si ce n'était qu'une grotte pour dormir.
Après sa première nuit de retour dans son monde familier, il se rend dans une horlogerie où vit et travaille Shinko (Chisako Hara), sa jeune amante. Elle s'accroche à lui avec abjection, et ils font l'amour sans cérémonie. Il ne trahit aucune affection. Il lui conseille de trouver un mari et de fonder une famille. Il retourne à la vie habituelle du gang sans cérémonie, comme si ressasser sa peine de prison était inconvenant.
Il aime jouer. Le film commence par une séquence de jeu, il y en a plusieurs autres, et visuellement, elles sont aussi élégamment composées qu'une scène d'Ozu. Le réalisateur de « Fleur pâle » est Masahiro Shinoda , dont le choix visuel est le noir et blanc grand écran et dont les personnages se meuvent avec la grâce d'Antonioni à peu près au même moment. Le fait que Shinoda ait travaillé comme assistant d'Ozu explique peut-être la précision de son cadrage. Les joueurs jouent au jeu de cartes de la Fleur, avec d'épais jetons en carton qui s'entrechoquent ; écoutez attentivement la bande sonore de Toru Takemitsu , le magistral compositeur qui, dit Shinoda, lui aurait dit : « Enregistre tous les sons et je les utiliserai. » Il enchaîne du cliquetis des cartes à des claquettes enregistrées, puis à des accords discordants, comme si le rythme du jeu laissait place à des émotions intérieures anguleuses.
Assise en face de Muraki se trouve une belle jeune femme qui joue avec la même insouciance qu'elle met à croiser son regard. Il s'agit de Saeko (Mariko Kaga). Comme Muraki, elle ne bavarde pas et ne laisse transparaître aucune émotion. Gagner ou perdre semble tout aussi indifférent. Un homme est présent à la salle de jeux, mais il ne joue pas. Il s'agit de Yoh (Takashi Fujiki), un nouvel employé du patron, dit-on. Assis contre le mur, il observe la salle avec une objectivité agressive. Shinoda utilise une série de plans où Muraki se penche en arrière pour regarder cet homme, qui lui rend son regard comme pour dire : « Je te tuerais, toi ou n'importe qui d'autre, sans hésiter. »
Saeko demande à Muraki s'il connaît un jeu aux enjeux plus importants. Elle semble accro au frisson. Elle ne trahit son émotion qu'à deux reprises : après une course de vitesse dans les rues désertes de la ville, elle se met à rire presque jusqu'à l'orgasme, et à nouveau lorsqu'elle rit après avoir failli être prise lors d'une descente de police. Elle dit que « Yoh », le nouveau venu malveillant, lui semble « excitant ». Peut-être trouve-t-elle aussi excitant que Muraki soit un meurtrier.
Shinoda a choisi Ryo Ikebe comme acteur principal alors que l'acteur était au plus bas, après avoir été renvoyé d'une pièce pour avoir gelé sur scène. Dans une interview incluse dans la nouvelle édition Criterion du film, le réalisateur se souvient d'Ikebe, déprimé, demandant : « Pourquoi me veux-tu ? Je ne suis qu'un acteur amateur. » Mais Shinoda l'avait vu dans « Early Spring » (1956) d'Ozu et d'autres films, où il était d'une beauté racée, et il dit avoir voulu ressentir la qualité d'un homme malchanceux. Dans ce film, Ikebe me rappelle le tout aussi beau Alain Delon dans « Le Samouraï » (1967) de Jean-Pierre Melville , autre film sur un tueur à gages détaché. Ici, la performance repose sur la capacité d'Ikebe à conserver une impassibilité digne de Charles Bronson. C'est la qualité d'un homme qui se méfie des émotions, et l'histoire dépend de la façon dont il devient impuissant et fasciné par Saeko parce qu'elle semble encore plus distante et réservée que lui.
Il la met en garde contre la drogue. Un soir, elle lui annonce qu'elle s'est injectée. Elle affirme que c'est un médecin bienveillant qui lui a fait la piqûre. Mais Yoh a la peau et l'aura d'un toxicomane. Qu'en pense Muraki ? Il ne le dit jamais. Mais lorsque le chef demande un volontaire pour assassiner le chef d'un gang rival, Muraki promet de le faire. Il n'est pas obligé. Le chef lui a déjà accordé une exemption car il vient de purger une peine de prison. Si vous réfléchissez aux raisons qui poussent Muraki à se porter volontaire, je pense que vous cernerez ses motivations et en trouverez le fil conducteur.
Dans son interview, Shinoda se montre familier avec l'art d'avant-garde. Travailler au sein du système des studios l'irritait, et même si « Fleur pâle » a été produit par le grand studio Shochiku, il le considère comme un film indépendant, tout comme le studio, semble-t-il. « Après la projection, le scénariste a dit que ce n'était pas le film qu'il avait écrit », se souvient-il, « et c'était l'excuse dont le studio avait besoin. » Ne sachant comment réagir, Shochiku l'a mis de côté pendant des mois, même si, à sa sortie, il a finalement rencontré un franc succès, sans doute parce qu'il reflétait à la fois le film noir et le cinéma d'auteur européen émergent.
Le scénariste, Masaru Baba, a commencé par un roman de Shintaro Ishihara. Son approche était apparemment conventionnelle, et il était en profond désaccord avec Shinoda sur les scènes de jeu. « Nous écrivons simplement "ils jouent" », a-t-il dit au réalisateur. Shinoda a hoché la tête, est resté silencieux et s'est inspiré du roman pour filmer ces extraordinaires parties de cartes. Le film ne cherche pas à expliquer le déroulement du jeu, mais il est visuellement précis sur les détails : le rythme entraînant du croupier, le rituel de la carte retirée de sa cachette et repliée dans un tissu, le placement des mises. Shinoda accorde une grande attention aux visages implacables de Muraki, Saeko et (à plus grande distance) Yoh. Les scènes de jeu ne traitent pas du jeu, mais des signaux émotionnels échangés par ces trois-là ; Shinoda ne s'intéresse guère aux autres joueurs.
Peu de scènes se déroulent en journée. Le film est principalement tourné en intérieur, ou en extérieur, dans des rues parfois pluvieuses. L'ouverture se déroule à Tokyo, mais Shinoda a principalement tourné à Yokohama, où un style ancien et de nombreuses ruelles étroites lui ont donné l'impression qu'il recherchait, celle de la nuit qui pèse sur Muraki. Une course-poursuite à pied, au chat et à la souris, à travers des rues désertes et des ombres, est particulièrement réussie.
Bien que le ton du film soit donné par la musique discordante de Takemitsu Toru, un meurtre final, culminant, est rythmé par un air de l'opéra « Dido et Énée » d'Henry Purcell. Le film tourne au ralenti et est entrecoupé de vitraux inattendus. Ce qui se passe ici, comme vous le comprendrez en voyant le film, est l'équivalent d'un orgasme créé par Muraki pour Saeko.
Le film noir met presque toujours en scène un personnage central détruit par ses défauts. Ce personnage tente souvent de vivre selon un code, même criminel, mais est vaincu par une faiblesse morale. Dans le film noir, tuer quelqu'un n'est peut-être pas un manquement moral, mais simplement l'expression des devoirs de son milieu. Muraki s'est habitué à ne ressentir rien et à ne pas se soucier de Shinko, qui se soucie de lui. Mais par son inaccessibilité même, la mystérieuse Saeko déjoue ses défenses et déclenche les décisions qui le poussent à tuer à nouveau et à se piéger. À la fin du film, il découvre ce que ses choix lui ont laissé. C'est une fin de tristesse et de destin vide.
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