MON CINÉMA À MOI
BETTE DAVIS: LE MONSTRE SACRÉ DE HOLLYWOOD
Alors même que Hollywood lançait les blondes platine et les beautés les plus provocantes, Bette Davis sut s’imposer par son seul talent comme une des plus grandes stars de l’écran.
Jack Warner disait de Bette Davis : « La qualité magique qui transforma cette fille, quelquefois fade et pas jolie, en grande artiste quand elle jouait des rôles de chienne, apparut pour la première fois dans The Cabin in the Cotton. » Aucune actrice n’a compris mieux qu’elle que renoncer à être sympathique pouvait être la clé du succès. « Les méchants ont toujours les rôles les mieux écrits » disait-elle. Elle n’avait pas besoin de forcer sa nature pour être féroce, mais elle savait faire quantité d’autres choses. Pendant une partie de sa carrière, elle alterna ces personnages mauvais avec d’autres plus généreux ou plus mélancoliques, démontrant la richesse de son art de la composition. Une douzaine des films tournés par Bette Davis entre 1937 et 1950 illustrent ce que le travail d’une actrice pouvait apporter de plus spectaculaire, à l’âge d’or des studios. Elle fut alors l’incarnation de cet Hollywood où les effets spéciaux les plus époustouflants naissaient dans le regard des femmes. Dans le somptueux Dark Victory, elle porte avec tant de distinction les habits du mélodrame qu’elle parvient à faire oublier qu’elle n’est pas la plus belle fille du monde. Mais un jour arriva où elle fut prise au piège qu’elle avait elle-même tendu, et où on ne lui proposa plus que des personnages de malfaisantes ou éventuellement de victimes disgracieuses. Dans cet Hollywood où tant de réalisateurs peinaient à exprimer leur vision propre face à l’omnipotence des studios, Bette Davis reste un exemple d’actrice dont on peut dire qu’elle a façonné une œuvre, imprimant sa marque film après film comme un auteur. Un auteur en « rage furieuse contre les préjugés et la médiocrité », selon la formule de Christian Viviani, mais dont la conception de la bienséance demeure plutôt traditionnelle. Bien qu’elle ait toujours affiché des convictions démocrates et qu’elle ait joué dans l’un des premiers films critiquant ouvertement l’hystérie anticommuniste de l’après-guerre, Bette Davis ne se défit jamais du puritanisme de sa Nouvelle-Angleterre natale… [Bette Davis, la star aux maléfices – Hollywood, la cité des femmes – Antoine Sire (Ed. Actes Sud – Beaux-Arts – Institut Lumière) 2016]
Originaire de Lowell dans le Massachusetts où elle naquit en 1908, Bette Davis avait étudié l’art dramatique à l’école de John Murray Anderson et l’occasion lui avait été donnée de se produire au cours de représentations estivales. Jeune actrice pleine de promesses, elle fut remarquée dans deux spectacles de Broadway : « Broken Dishes » et « Solid South » par des talent-scouts de l’Universal qui l’engagèrent avec un contrat régulier. L’époque ne facilitait certes pas l’ascension d’une femme de son type dans le milieu du cinéma. Tout en étant assez jolie, Bette Davis, cependant, ne correspondait en rien aux canons esthétiques de l’époque en fonction desquels les firmes productrices, aussi bien que le public, jugeaient la beauté féminine. Le fait d’être, ou de vouloir devenir une véritable actrice, n’avait pas grand-chose à voir avec le succès. Disons même qu’au besoin, il pouvait lui être préjudiciable.
Bette Davis arriva à Hollywood le 3 décembre 1930 mais, quand elle descendit du train à Los Angeles, aucun représentant de l’Universal n’était là pour l’attendre. En réalité, quelqu’un avait bien été envoyé à sa rencontre, mais ce quelqu’un avait déclaré « n’avoir pas trouvé à la gare une femme ressemblant à une actrice » …
UN VISAGE INSOLITE
Quand Carl Laemmle, le directeur de la grande firme, vit le premier film (Bad Sister, 1931) interprété par Bette Davis, il s’écria : « Comment peut-on tourner un film dans lequel un homme en voit de toutes les couleurs et le terminer en cadrant sur un tel visage ? »
Après cinq autres productions sans grand relief, l’Universal ne renouvela pas son contrat. Bette Davis faisait ses bagages avec sa mère pour rentrer à New York et revenir au théâtre quand elle reçut un coup de téléphone de George Arliss, une des vedettes les plus cotées de la Warner à l’époque. Murray Kinnel, qui avait travaillé au côté de Bette Davis dans The Menace (1932), pensait qu’elle correspondait parfaitement au film qu’Arliss devait interpréter : The Man Who Played God (L’Homme qui jouait à être Dieu, 1932). « Je ne m’attendais qu’à une modeste prestation, écrit Arliss dans son autobiographie, mais ce petit rôle se transforma en une création vivante, profonde… comme une lueur illuminant un texte banal et lui communicant émotion et passion. C’était un talent qui ne pouvait rester longtemps dans l’ombre. »
La Warner ne réalisa pas qu’elle avait affaire à une grande comédienne ou peut-être, plus simplement, ne voulut-elle pas s’en soucier. Bette Davis fut engagée mais on ne lui fit tourner que des films médiocres. Appréciée par la critique aussi bien que par le public, elle ne cessa d’améliorer son jeu et ses performances sur l’écran. Elle fut une convaincante mégère dans Cabin in the Cotton (Ombres vers le Sud, 1932) où elle prit, pour tourner, un fort accent du Sud ; elle se heurta ensuite au metteur en scène Archie Mayo, à propos de la façon dont elle devait interpréter la scène de la folie dans Bordertown (Ville frontière, 1935). Et, comme le cas s’était présenté à plusieurs reprises, elle fit triompher son point de vue. Le film eut un grand succès, les critiques soulignèrent la finesse de son jeu, sa parfaite identification à une femme passionnée et follement amoureuse.
COURAGE ET VOLONTÉ
Bette Davis a parlé elle-même des combats qu’elle dut toujours soutenir pour obtenir ses meilleurs rôles, de ses innombrables discussions avec les producteurs et les metteurs en scène. Un des premiers combats qu’elle dut livrer – et que naturellement elle remporta ! – fut pour « décrocher » son rôle dans Of Human Bondage (L’Emprise, 1934), tiré de l’œuvre de Somerset Maugham. Tandis que le metteur en scène John Cromwell était parfaitement d’accord pour lui confier celui de Mildred, une domestique intrigante, séductrice d’un jeune et sensible étudiant en médecine, les frères Warner hésitaient à céder la vedette à la RKO. Pendant six mois, chaque jour ou presque, Bette Davis harcela Jack Warner, lequel n’en pouvant plus, il finit par céder pour avoir la paix. Dans son autobiographie « The Lonely Life », elle raconte : « Mes employeurs considéraient que le fait de me confier le rôle d’une héroïne aussi détestable équivaudrait à un suicide artistique… Ils m’identifiaient, je suppose, au personnage, et retenaient que nous étions bien dignes l’une de l’autre. »
Avec le recul des années, ce film n’apparaît certes pas comme une des meilleures interprétations de Bette Davis. Agitée en permanence, désagréable par surcroît, on se demande réellement ce que ce jeune étudiant obsédé répondant au nom de Philip Carey (Leslie Howard) pouvait trouver en elle. En revanche, il faut reconnaître ce que son interprétation a de persuasif et de courageux : en un temps où être « étoile » était synonyme de glamour et de sympathie, l’actrice n’avait pas hésité à apparaître sous les traits d’une femme odieuse, et la surprise fut générale quand son nom ne fut même pas cité pour l’Oscar. Cette haute distinction ne lui sera décernée que l’année suivante pour son film Dangerous (L’Intruse, 1935).
En dépit du succès que lui valut son interprétation dans Of Human Bondage, la Warner, avant de lui remettre le scénario de L’Intruse, la fit travailler dans des œuvres mélodramatiques fort médiocres. Certains critiques qui avaient commencé par l’accuser de maniérisme et de charger exagérément ses rôles furent encore une fois surpris de l’extraordinaire multiplicité de son talent en la voyant se confondre, de façon étonnante, avec le personnage de la tendre et réservée Gaby de The Petrified Forest (La Forêt pétrifiée, 1936).
LE CONFLIT AVEC LA WARNER
Pourtant, malgré l’excellent rapport de ses films, la Warner ne recourait à Bette Davis que pour des productions insignifiantes comme la comédie The Golden Arrow (1936) ou encore pour une version confuse du « Faucon de Malte ». de Dashiell Hammet intitulée Satan Met a Lady (1936). Bette Davis, on le comprend facilement, en était fort irritée. Fermement décidée à préserver son propre prestige et sa popularité, elle exprima le désir de ne tourner que peu de films, mais de bonne qualité. En réponse, la Warner lui proposa un rôle dans God’s Country and the Woman (La Loi de la forêt), réalisée en 1936 avec Beverly Roberts, en lui promettant, en échange, le rôle de Scarlett dans Gone With the Wind. Elle refusa de céder à ce chantage et fut suspendue de travail pour trois mois. Elle résista, refusant deux autres rôles. « Je n’aurais plus eu la moindre carrière à défendre si j’avais continué à ne tourner que des films médiocres » déclara-t-elle d’ailleurs à propos de sa courageuse décision.
Le conflit engagé entre Bette Davis et la Warner semblait sans issue quand Ludovic Toepliz qui produisait des films en Angleterre lui proposa deux contrats de 20000 livres chacun, avec approbation préalable des scénarios. Elle signa le contrat mais à son arrivée à Londres elle trouva un ordre formel de la Warner lui interdisant de s’engager avec un autre producteur. L’industrie du cinéma tout entière suivit avec passion le déroulement de la procédure mais l’actrice perdit sa cause. Elle dut réintégrer la Warner et tourner d’autres films pour cette compagnie jusqu’à l’expiration de son contrat. Tout compte fait, du moins sur un plan économique, cette affaire ne lui causa pas le moindre préjudice puisque la Warner assuma les frais du procès et lui confia des films de meilleure qualité.
FILMS DE FEMMES
Marked Woman (Femmes marquées, 1937), traitant de l’épineux problème de la prostitution, fut le premier film qu’elle interpréta à son retour à Hollywood : un film qui lui permit une fois encore de prouver ses qualités dramatiques. Jezebel (L’Insoumise, 1938) fut le premier d’une série de films dont les scénarios étaient écrits exprès pour elle. Il s’agissait de productions inspirées de la mode dite des « films de femmes » avec des drames sentimentaux pour toile de fond, des amours tourmentées, des sacrifices extrêmes. Tout en échappant mal à un certain excès, ces films eurent la faveur du public des années 1930 et 1940
Dans Jezebel, elle s’identifia parfaitement au personnage de la femme sans scrupule de la bonne société du Sud, une femme volontaire et dure finissant par souffrir elle-même de l’espèce de masochisme pervers dont elle était la proie ; dans Dark Victory (Victoire sur la nuit, 1939), elle releva le niveau d’un récit larmoyant sur la lente agonie d’une femme ; dans Now, Voyager (Une femme cherche son destin, 1939), elle campa une vieille fille frustrée qui se transforme en une femme aimée, ouverte et émouvante. Viennent ensuite deux films historiques en 1939, Juarez et La Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre, et d’autres mélos comme La Vieille Fille (1939), L’Étrangère (1940), Le Grand Mensonge (1941) qui lui donnent la place enviée de l’une des dix vedettes d’Hollywood en tête du box-office…
Le sommet de cette période est sa collaboration avec William Wyler qui est des plus réussies. Après Jezebel, elle s’illustre dans les rôles de garces : dans The Letter (La Lettre, 1940), elle incarne une meurtrière et dans The Little Foxes (La Vipère, 1941) elle interprète une femme monstrueuse, cupide et manipulatrice (elle a une nomination aux Oscars pour chacun de ces deux films), ce qui la consacre actrice populaire et reine de la Warner. Malheureusement des conflits éclatent entre le réalisateur et l’actrice et Wyler, malgré ces chefs-d’œuvre tournés ensemble, ne tourne plus avec Bette Davis.
DES ERREURS
En 1946, elle décide de fonder sa propre maison de production pour réaliser des films que la Warner distribuerait. En réalité, elle n’en produisit qu’un seul : A Stolen Life (La Voleuse, 1946), dans lequel elle soutint le double rôle de sœurs jumelles, l’une bonne, l’autre mauvaise, mais toutes deux amoureuses du même homme. Elle jugea cependant très vite que l’activité de productrice ne lui convenait pas.
A partir de 1946, Bette Davis semble n’avoir trouvé que difficilement des sujets s’adaptant parfaitement à sa personnalité ; sa carrière s’en ressentit. Winter Meeting (La Mariée du dimanche, 1948), histoire d’une femme poète rencontrant un officier de marine qui aspire à devenir prêtre, fut un film vertueux ; Beyond the Forest (La Garce, 1949) fut imposé à l’actrice par la Warner, bien qu’elle eût exprimé sa perplexité, affirmant être « trop âgée et trop véhémente pour ce rôle ». Ce film, de King Vidor, éreinté par la critique, n’eut aucun succès public malgré le jeu plaisant de la vedette et malgré l’amusante parodie qu’elle fit d’elle-même. Aussitôt après, elle demanda l’annulation du contrat qui la liait à la Warner en dépit du rôle de Blanche, l’héroïne de A Streetcar Named Desire (Un tramway nommé désir) pour lequel Jack Warner songeait à elle (c’est Vivien Leigh qui l’incarnera en 1951).
LES ANNÉES 1950 ET 1960
Tandis qu’elle achevait, pour la RKO, un mélodrame assez conventionnel sur les problèmes liés au divorce, Payment on Demand (L’Ambitieuse, 1951), un superbe rôle lui fut proposé, celui de Margo Channing, l’actrice de All About Eve (Eve, 1950). « Dès le premier tour de manivelle, rappellera-t-elle plus tard, aucun film ne me donna une telle satisfaction… Ce fut un grand film, dirigé par un grand metteur en scène, avec une distribution idéale… Après la projection, je pus dire à Joe (le metteur en scène Mankiewicz), qu’il m’avait ressuscitée. » Bette Davis fut effectivement parfaite dans ce rôle qui lui permit d’incarner un personnage exceptionnel et d’en faire un morceau de bravoure.
Pourtant, la carrière de Bette Davis subit une éclipse au cours des années 1950 et les films dans lesquels on la vit après furent sans grand relief. En 1962 seulement, elle fit un retour en force à l’écran grâce au film de Robert Aldrich, What Ever Happened to Baby Jane ? (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?) dans lequel elle donnait la réplique à un autre monstre sacré, Joan Crawford. Elle s’engagea à fond dans un personnage grand-guignolesque et le film obtint un succès retentissant dans le monde entier : un succès qui, toutefois, ne se renouvela plus dans les autres « horreurs » qu’elle dut, par force, interpréter ensuite. En 1964, Bette Davis reviendra aux films « de femmes » avec Where Love Has Gone (Rivalités).
Elle obtiendra le Prix Emmy pour l’interprétation d’une série télévisée : Strangers : the Story of a Mother and Daughter, présentera ses films au cours de plusieurs cycles de conférences et montrera qu’elle n’a rien perdu de son dynamisme d’autrefois. « Je ne ferai jamais l’erreur d’admettre que je suis à la retraite, déclara-t-elle un jour. On part en retraite quand tout est fini. Il faut seulement se contenter d’interpréter des rôles en fonction de son âge. Je serais encore capable d’interpréter un million de rôles de ce genre mais je suis bien décidée à n’être plus vedette d’aucun film et je ne tiens pas du tout à voir mon nom immédiatement au-dessous du titre. »
Aujourd’hui encore, Bette Davis est considérée comme l’une des meilleures actrices du cinéma américain. Certains, toutefois, nient qu’elle ait été une actrice au sens strict du terme ; pour eux elle écrasait littéralement ses personnages par sa trop forte personnalité. C’est un point de vue qui est discutable et qui dépend de la conception que l’on a de l’art cinématographique. Un fait demeure, incontestable : c’est que Bette Davis, grâce à son jeu particulièrement étendu, est capable – plus que toute autre vedette américaine – d’interpréter les figures les plus diverses et les états d’âme les plus extrêmes. Et, quelque jugement que l’on porte sur ses capacités d’actrice, il est bien difficile de ne pas succomber à son charme indéniable. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]
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