duminică, 26 februarie 2023

JEAN GABIN : LE MAL DU PAYS

 
LES ACTRICES ET ACTEURS

JEAN GABIN: LE MAL DU PAYS

Pour un titi parisien comme Gabin, l’exil imposé par l’invasion de la France en 1940 s’avère une longue épreuve. Ni le soleil d’Hollywood, ni sa liaison passionnée avec Marlene Dietrich ne parviendront à égayer véritablement son séjour californien.

Jean Gabin à Hollywood en 1943

Ce n’est pas de gaieté de cœur que Gabin part pour l’Amérique en 1941. Non seulement il laisse derrière lui un pays qu’il aime profondément, mais il ne peut même pas se consoler en pensant à la vie fascinante qui l’attend à Hollywood car, contrairement à ses collègues Charles Boyer ou Louis Jourdan, il n’a jamais eu envie de faire carrière aux Etats-Unis. Mais quelle que soit sa répugnance à quitter la France, l’acteur sait qu’il n’a pas le choix : bien qu’il vive sur la Côte d’Azur, qui est encore en zone libre, son refus de reprendre le chemin des studios parisiens, à présent sous contrôle des autorités allemandes, va finir par lui causer de sérieux ennuis. Comme il est pour lui hors de question de travailler dans une France vichyste, la seule solution est donc l’exil. Gabin s’arrange pour gagner Lisbonne, où il embarque à destination de New York. Malgré leur encombrement, il a refusé de se séparer de son vélo et de son accordéon. Une façon d’emporter avec lui un peu de sa vie française…

Dès son arrivée en Californie, Gabin est pris sous contrat par la Fox, mais il devra attendre un an avant de tourner son premier film, Moontide (La Péniche de l’amour). Pour être luxueuse, cette oisiveté n’en est pas moins pénible. Bien que son anglais ne cesse de s’améliorer, Gabin n’a aucune envie de participer aux mondanités où se pressent les stars locales. Il préfère fréquenter le petit groupe de réfugiés français : DuvivierRenoirMichèle Morgan, et surtout son ami Marcel Dalio, le « lieutenant Rosenthal » de La Grande illusion. Celui-ci décrira dans ses mémoires les visites qu’il rendait à un Gabin en proie au mal du pays : « Selon ma vieille habitude, je parlais. Il m’écoutait en silence, taciturne, indifférent peut-être, lointain sûrement. Son esprit était ailleurs. Mais où ? Je devais le découvrir un jour où, après m’avoir écouté au fil des heures, il sortit enfin de son mutisme pour me dire avec un soupir : « Quand même… c’est beau un bœuf ! »… Il était déjà en Normandie, à compter les têtes de son futur cheptel ! »,

Même la bouillante Marlene Dietrich, que l’acteur a rencontrée à New York et avec qui il vit désormais, parvient à grand peine à le dérider. L' »Ange bleu » ne ménage pourtant pas ses efforts : si elle parvient parfois à entraîner Gabin dans les restaurants huppés de Sunset Boulevard, elle reste le plus souvent à la maison pour lui préparer de bons plats français. Et les soirs où ils reçoivent en petit comité, elle insiste pour qu’il joue à l’accordéon des airs de bal musette. Ce qui ne laisse pas d’étonner Greta Garbo qui, depuis sa maison voisine, ne se prive pas d’observer les mœurs de ce couple que la presse qualifie de scandaleux… Mais tout cela ne fait au fond qu’augmenter le malaise de Gabin : « Je m’emmerdais et je me sentais hors du coup de tout ce qu’il se passait dans le monde. Bien sûr, on allait aux manifs pour soutenir I’effort de guerre, on participait à je ne sais quelle « gamelle au soldat ». Je suivais, mais ça me donnait envie de gerber. Je supportais plus tout ça »Gabin décide donc en 1943 de rejoindre les Forces Françaises Libres, tandis que Marlene s’engage de son côté dans l’armée américaine. Mais l’acteur devra encore attendre jusqu’à l’automne 1944 pour fouler enfin le sol français…

Jean Gabin et Marlene Dietrich

S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.


En 1943, la nouvelle se propage parmi les Français d’Hollywood : Gabin et Duvivier, le célèbre tandem de Pépé le Moko, tournent ensemble un film de propagande gaulliste. Une œuvre qui sera diversement appréciée des deux côtés de l’Atlantique.


duminică, 19 februarie 2023

Les films d’épouvante

 
HISTOIRE DU CINÉMA

LES FILS DE LA NUIT

Vampires, monstres créés par de diaboliques savants, loups-garous, mutants, toute cette effroyable engeance s’échappa des studios hollywoodiens au cours des années 1930 pour terroriser des millions de spectateurs ravis.

The Black Cat (Edgar G. Ulmer, 1934)

Les films d’épouvante naquirent, pour ainsi dire, en même temps que le cinématographe, Leurs personnages, en effet, commencèrent à apparaître sur les écrans américains dès le début du siècle : le docteur Jekyll en 1908, le monstre de Frankenstein en 1910, les vampires en 1911 et, trois ans plus tard, les récits extraordinaires d’Edgar Allan Poe – « Le Cœur révélateur » et « Le Puits et le pendule » – fournirent matière au film de D.W. Griffith, The Avenging Conscience (1914). Le terrain avait déjà été préparé par le cinéma allemand qui avait su, très tôt, exploiter le romantisme noir des contes d’Hoffmann et tracer la voie de l’expressionnisme. Les premières versions de Der Student von Prag (L’Etudiant de Prague) et du Der Golem (Golem), qui faisaient appel au surnaturel et au démoniaque, dataient respectivement de 1913 et 1915.

LES CLASSIQUES DE L’ÉPOUVANTE

Cinq ans plus tard, Robert Wiene réalisait Das Kabinett des Dr. Caligari (Le Cabinet du docteur Caligari, 1919), esquissant ce qui allait devenir le schéma classique de ce genre cinématographique. César, le jeune somnambule hypnotisé par le démoniaque docteur Caligari qui le pousse à éliminer ceux qui se moquent de son travail, est chargé de tuer la jeune héroïne, mais, frappé par la beauté de la victime, il renonce à son forfait. Tout de noir vêtu, il s’éloigne avec la jeune fille, aussi blanche que sa longue robe, sur les toits de la ville au cœur de la nuit. Cette séquence de pur fantastique, d’une étonnante beauté plastique, se déroulait dans des décors anguleux, pleins d’ombres menaçantes. Les trois personnages de ce film clé –  le savant diabolique, le monstre qu’il a créé et la jeune et belle victime – allaient faire la fortune de l’horreur hollywoodienne.

Das Cabinet des Dr. Caligari (Robert Wiene, 1920)

Pendant les dernières années du muet, les films d’épouvante qui avaient circulé dans les salles américaines étaient plus souvent destinés à provoquer le rire qu’à faire peur – à l’exception du The Magician (Le Magicien, 1926), dirigé par Rex Ingram, et de The Unknown (L’Inconnu, 1927), signé par Tod Browning – mais des cinéastes tels que Roland West, Benjamin Christensen, Tod Browning et Paul Leni avaient parfaitement compris, et retenu, la leçon de l’expressionnisme. Ils avaient particulièrement bien saisi l’importance de la photographie dont les fascinants jeux d’ombres et de lumières sont propices à la création d’un climat d’épouvante.

Leni, qui avaient déjà travaillé comme cinéaste et décorateur en Allemagne, dirigea, en 1927, et à Hollywood, The Cat and the Canary (La Volonté du mort), un film qui, malgré une intrigue un peu mince – c’était une banale histoire de maisons hantées -, révélait le pouvoir de suggestion de la caméra, comme en témoignait la séquence d’ouverture : une main écarte les toiles d’araignées qui recouvrent l’écran et dissimulent le générique. La carrière du cinéaste fut interrompue par sa disparition soudaine en 1929.

Universal allait devoir sa légendaire réputation de « maison de l’horreur » grâce aux trois films qu’elle produisit, coup sur coup, au tout début des années 1930, et qui sont devenus, depuis, les plus grands classiques du genre : DraculaFrankenstein et Murders in the Rue Morgue (Double Assassinat dans la rue Morgue). Dracula fut réalisé en 1931 par Tod Browning. Bela Lugosi y incarnait le célèbre comte-vampire transylvanien, reprenant à l’écran un rôle qu’il avait déjà tenu sur les scènes de Broadway en 1927. Ce personnage valut à l’acteur une incroyable popularité et, par voie de conséquence,’ d’appréciables revenus. Lugosi refusa pourtant, la même année, le rôle du monstre dans Frankenstein sous prétexte que le personnage était totalement muet. Il le regretta amèrement car le film fit plus du double des recettes de Dracula. Le rôle échut à Boris Karloff qui fut dirigé par James Whale (à l’origine, la réalisation devait être confiée à Robert Florey).

Quant au troisième grand succès de la compagnie, Murders in the Rue Morgue, s’il fut commercialement moins rentable que les deux premiers, il permit à Robert Florey et à Bela Lugosi de travailler ensemble après l’occasion perdue de Frankenstein. Comme dans Das Kabinett des Dr. Caligari, les trois films présentaient de belles jeunes femmes, tout de blanc vêtues, victimes des manigances d’êtres démoniaques ou monstrueux, et baignaient dans la même atmosphère sombre et magique. Le climat fantastique de ces productions – et de celles qui suivirent -, qui faisait surtout appel à l’imagination et aux fantasmes du spectateur, allait subir bien des avatars dans les années 1950 et 1960, notamment avec les productions de la Hammer. L’hémoglobine allait, plus souvent qu’à son tour, remplacer la suggestion poétique…

SINISTRES PRÉSAGES

Les immenses succès d’Universal provoquèrent une génération spontanée de monstres en tous genres, s’ingéniant à toutes sortes de méfaits. C’est ainsi qu’on en vit hypnotiser des jeunes filles dans Swengali (1931), façonner des mains dotées d’instincts meurtriers dans Doctor X (1932), modeler des figures humaines dans The Mystery of the Wax Museum (Masques de cire, 1933), créer des monstres en charcutant des animaux et des hommes dans Island of Lost Souls (L’Ile du docteur Moreau, 1932) ou animer des homoncules assassins dans The Devil Doll (Les Poupées du diable, 1936).

Cette inquiétante prolifération – parallèle à l’exploitation traditionnelle du mythe de la belle et de la bête, qui reste le thème majeur de King Kong et, même, de Frankenstein – était significative du climat très perturbé des années 1930. L’autorité et les valeurs morales sortaient très ébranlées de la crise ; si le public se pressait nombreux pour assister aux exploits de ces monstres, c’était peut-être parce que ceux-ci concrétisaient en quelque sorte son désir latent de révolte contre l’ordre établi qui avait si bien trahi sa confiance. Cette interprétation peut d’ailleurs s’appliquer à Das Kabinett des Dr. Caligari qui reflète, à travers l’inquiétant directeur de l’asile d’aliénés, le climat oppressant et précaire de l’Allemagne au lendemain de sa défaite, et les propres angoisses des scénaristes du film. Carl Mayer n’avait pas oublié qu’un psychiatre militaire avait attribué sa révolte contre l’autorité à une instabilité psychique ; Hans Jonowitz, quant à lui, était obsédé par la conviction que les rues des grandes métropoles étaient peuplées d’assassins en puissance.

Le monde des films d’épouvante est éminemment symbolique : toute déviation de la norme y est considérée comme une monstruosité qu’il est urgent d’anéantir. Dans Frankenstein, la créature née d’une charge d’électricité tend son visage extasié et ses mains vers le soleil ; elle ne deviendra monstre – et ne se conduira comme tel – qu’après s’être heurtée à l’hostilité et à l’incompréhension de la société. Le grand singe King Kong est condamné dès lors qu’il a osé braver les hommes en portant ses regards sur une jeune femme.

Les monstres du meilleur cinéma d’épouvante rejoignent les grands héros romantiques : comme eux, ils sont rebelles et incompris. Les rares grands classiques du genre qui s’écartent du schéma traditionnel « monstre-jeune fille » étaient souvent bâtis sur la représentation d’un monde marginal sur lequel règne un mégalomane. fou, prêt à tout pour préserver son univers des atteintes extérieures. Ainsi en est-il du comte Zaroff qui aime à chasser un gibier bien particulier : l’homme. Ce digne émule du marquis de Sade, héros principal des The Most Dangerous Game (Les Chasses du comte Zaroff, 1932) – magnifiquement interprété par Leslie Banks – annonça, selon certains exégètes, le futur dictateur allemand.

Autre grand monomaniaque, le praticien qui sévit dans. Island of Lost Souls, inspiré du roman de Wells. Charles Laughton, plus cauteleux et inquiétant que jamais, y interprétait le rôle du savant fou et sadique dont le sort final sera à la hauteur des abominables manipulations génétiques qu’il a fait subir à ceux qui tombaient sous sa coupe. Dans The Black Cat (Le Chat noir, 1934), deux hommes psychiquement détruits par la guerre mondiale vivent au fond des Carpates dans un palais élevé sur les ruines d’un fort bourré de dynamite. Grand prêtre du satanisme (Boris Karloff) et psychiatre devenu fou (Bela Lugosi) se disputent une innocente jeune fille. Leur duel aboutit à l’explosion de l’arsenal enfoui sous le palais. Ce petit film d’épouvante sans prétention finit par déboucher sur une saisissante dénonciation des horreurs de la guerre.

Island of Lost Souls (Erle C. Kenton, 1932)
HOLLYWOOD EN PROIE AUX MONSTRES

Les « monstrueux » succès d’Universal ne pouvaient passer inaperçus des autres maisons de production qui décidèrent à leur tour de s’adonner au genre de l’horreur. La Warner s’y essaya par deux fois avec John Barrymore, un acteur qui avait déjà fait la preuve de ses compétences en ce domaine en interprétant en 1920 un Dr. Jekyll and Mr. Hyde. On le vit donc dans Svengali puis dans The Mad Genius (Le Mauvais Génie, 1931) qu’il tourna sous la direction de Michael Curtiz. Ce réalisateur dirigea par la suite, toujours pour la Warner, Doctor X et The Mystery of the Wax Museum, mais ses honnêtes mises en scène manquaient toutefois du souffle poétique d’un Whale ou d’un Browning. Et malgré leurs efforts, les frères Warner ne purent ravir la palme de l’épouvante à l’Universal.

La Paramount et la MGM ne se risquèrent qu’occasionnellement dans le domaine du fantastique. Mamoulian dirigea pour la Paramount un superbe Dr. Jekyll and Mr. Hyde, où, pour la première fois, la sexualité latente du roman était enfin mise en lumière. Avec une audace qui ne lui ressemblait guère, la MGM produisit l’étonnant Freaks, dirigé par Tod Browning. Celui-ci réalisa pour cette même maison de production The Devil-Doll (Les Poupées du diable), histoire de vengeance dont les instruments sont des homoncules soumis à la volonté criminelle d’un chimiste.

Dans un style plus traditionnel et plus prestigieux, correspondant davantage à son image de marque, la MGM produisit en 1941, un remake du Dr. Jekyll and Mr. Hyde, particulièrement remarquable par son interprétation puisqu’elle réunissait Spencer Tracy, Ingrid Bergman et Lana Turner. Mais, malgré quelques belles séquences oniriques, le film de Victor Fleming ne put atteindre la qualité plastique et poétique de celui de Rouben Mamoulian.

Seule la RKO fut vraiment en mesure de disputer la première place du fantastique à l’Universal avec le spectaculaire succès commercial de King Kong, réalisé en 1933. Dès l’année précédente, la RKO s’était signalée avec le remarquable The Most Dangerous Game . Une excellente série de films à petits budgets de Val Lewton – dans lesquels l’horreur était plus souvent suggérée que montrée – contribua aussi pour beaucoup au succès de la RKO. Comme la Metro, cette compagnie ne résista pas au plaisir du remake et produisit donc en 1939 The Hunchback of Notre Dame (Quasimodo), où Charles Laughton reprenait un des plus célèbres rôles de Lon Chaney, la grande vedette d’Universal au cours des années 1920.

The Hunchback of Notre Dame (William Dieterle, 1939)
DÉCADENCE DU FILM D’ÉPOUVANTE

Malgré ses grands champions de l’horreur : Dracula, le monstre de Frankenstein, le loup-garou, la Momie, le Fantôme de l’Opéra, l’Universal ne put jamais découvrir de nouveaux réalisateurs dignes de Whale ou de Browning. Elle mit beaucoup d’espoir en Karl Freund, un grand opérateur du cinéma expressionniste allemand. Mais son travail pour The Mummy (La Momie, 1932), dont on lui confia la mise en scène, fut plat et ennuyeux, excepté la scène où Boris Karloff revient à la vie. L’autre film qu’il dirigea, pour la MGM cette fois, Mad Love (Les Mains d’Orlac, 1935) doit plus à l’étonnante interprétation de Peter Lorre en docteur Gogol, chauve et halluciné, qu’aux talents du réalisateur.

Universal voulut ensuite confier la direction de ses films d’épouvante à ses plus talentueux techniciens mais les films qu’ils réalisèrent ne furent que de ternes copies des grands chefs-d’œuvre de James Whale et de Tod Browning, à l’exception du Son of Frankenstein (Le Fils de Frankenstein, 1939), soutenu par la très belle construction stylistique de Rowland V. Lee, et du spectral Son of Dracula dirigé par Robert Siodmak en 1943.

L’obstacle majeur du film d’épouvante résidait dans la difficulté de trouver de bons scénarios. Comme le rappelle R.C. Sheriff, l’auteur de celui de The Invisible Man (L’Homme invisible, 1933), on avait en effet tendance à négliger tout rapport avec la réalité, comme si les personnages arrivaient tout droit de la planète Mars. The Invisible Man – avant que Sheriff ne le remanie – n’échappait pas à ce travers écrit, revu et refait plusieurs fois, le scénario faisait du personnage un être totalement irrationnel. Ecartant toutes ces adaptations, Sheriff se référa directement au roman de Wells pour en tirer un scénario à partir duquel Whale fut en mesure de créer un chef -d’ œuvre.

The Invisible Man (James Whale, 1933)

Mais on peut affirmer que les textes littéraires, dont les plus célèbres films d’épouvante furent extraits, restèrent le plus souvent inégalés (le « Frankenstein » de Mary Shelley débouche sur l’épopée avec la poursuite finale à travers les immenses déserts glacés arctiques). En fait, malgré de grands moments de mise en scène, la beauté plastique de l’image peut difficilement rivaliser avec la puissance des mots de ces grands classiques du fantastique.

La production pléthorique de films d ‘horreur épuisa rapidement le genre et les grands monstres subirent nombre d’avatars. Au cours des années 1940, il n’était pas rare de rencontrer, dans un même film, trois ou quatre de ces célèbres personnages, le producteur qui les réunissait espérant sans doute multiplier d’autant ses bénéfices. Cette pratique est illustrée de façon frappante par House of Frankenstein (La Maison de Frankenstein, 1944) qui rassemble le monstre, Dracula et le loup-garou !


La dépression apporta la misère et le chômage. Pour faire oublier au public américain la triste réalité quotidienne, Hollywood lui proposa du rêve qu’il pouvait acheter pour quelques cents. Au cours des années qui suivirent la crise de 1929, les magnats de Hollywood n’eurent guère à faire d’efforts d’imagination pour dérider un public totalement abattu.


HOMMES ET MONSTRES

A l’origine c’était Lon Chanev qui devait interpréter le rôle principal de Dracula (1931). Après sa mort, en août 1930, le personnage du comte-vampire fut alors confié à Bela Lugosi. Malgré sa réelle présence, ce dernier ne fut jamais l’égal de Lon Chaney qui resta le roi incontesté de l’horreur jusqu’à ce que cet honneur revînt à un acteur anglais de grand talent, Boris Karloff (1887-1969).

Bela Lugosi

Lugosi (1882-1956) s’était formé en jouant sur les scènes de sa Hongrie natale. Cette expérience l’aida sans aucun doute à rendre la diction emphatique du héros de Mary Shelley. Son jeu restait cependant très inférieur à celui de Boris Karloff, qui, dans le rôle totalement muet du monstre créé par Frankenstein, parvenait par son regard et par son corps – notamment par ses mains – à exprimer toute une gamme de sentiments, de l’humilité à la fureur meurtrière.

Bela Lugosi

Lugosi incarna ce même personnage dans Frankenstein Meets the Wolf Man (Frankenstein contre le loup-garou, 1943), mais son interprétation était si forcée qu’elle frisait le ridicule. On le vit, bien meilleur, aux côtés de Karloff dans The Black Cat (Le Chat noir, 1934). On raconte que Karloff refréna la fougue de Lugosi et lui suggéra quelques expressions qui apportèrent un peu de subtilité au jeu de son partenaire.

Peter Lorre (Mad Love, 1935)

Avec son visage lunaire et sinistre, sa voix doucereuse et geignarde, Peter Lorre fut aussi un autre grand acteur des films d’épouvante. Ce qu’il fit du docteur Gogol des Mad Love (Les Mains d’Orlac, 1935) est prodigieux. Lorre (1904-1964) ne travailla qu’occasionnellement pour l’Universal. Il fit de remarquables débuts en Allemagne avec Lang et, en Grande-Bretagne, avec Hitchcock. Au cours des années 1930 et 1940, outre ses rôles dans les films d’épouvante, il participa à nombre de policiers. Il est d’ailleurs impossible d’oublier son personnage de Levantin parfumé de The Maltese Falcon (1941).

Peter Lorre

JAMES WHALE

Né en 1889 à Dudley en Grande-Bretagne, James Whale arriva à New York vers la fin des années 1920 avec une expérience d’acteur de théâtre et de producteur. Après avoir dirigé les dialogues du film Hell’s Angels (Les Anges de l’enfer , 1930), il passa à la réalisation. Il ne tourna que quatre films d’épouvante mais ce furent précisément ceux qui firent la fortune d’Universal, et tout particulièrement le premier et le plus célèbre : Frankenstein (1931).

Boris Karloff et James Whale (Bride of Frankenstein, 1935)

Whale était surtout doué pour les comédies de mœurs ; il pouvait exprimer le raffinement de la bonne société – qu’il semblait bien connaître – tout en la critiquant avec une ironie acerbe. Ce regard aigu lui permettait d’introduire avec une parfaite maîtrise des éléments presque comiques dans les drames les plus sombres : dans The Old Dark House (Une Soirée étrange ou La Maison de la mort, 1932), le maussade et efféminé propriétaire d’une maison maudite observe avec un certain humour l’hétéroclite compagnie qui s’est réfugiée pour la nuit sous son toit et qui se compose, entre autres, d’une énorme brute muette et alcoolique, d’un tueur armé d’un couteau et d’un pyromane. Dans The Invisible Man (L’Homme invisible, 1933), le héros apprécie les pouvoirs que lui donne la monocaïne mais déplore, en même temps, que l’invisibilité qu’elle lui confère le condamne à vivre nu, car les vêtements « dessinent » sa silhouette et révèle sa présence.

James et Claude Rains (The Invisible Man, 1933)

Le comique fait également irruption dans une des scènes les plus spectaculaires de The Bride of Frankenstein (La Fiancée de Frankenstein, 1935). A la vue du monstre qu’on lui destine pour compagnon, la femme créée par le savant pousse un rugissement de terreur. Whale possédait le don rare de concilier l’humour avec la sombre beauté de l’épouvante gothique.

The Old Dark House (James Whale, 1932)

TOD BROWNING

Tod Browning naquit en 1880 à Louisville dans le Kentucky. Il abandonna ses études pour entrer dans un cirque et, en 1913, il fit ses débuts au cinéma comme acteur. Après avoir dirigé quelques films, il devint l’assistant de D.W. Griffith dans Intolerance en 1916. Au cours des années 1920, il devint le metteur en scène attitré du grand acteur Lon Chaney, spécialiste des rôles à transformation. L’entente était si parfaite entre les deux hommes qu’il est difficile de savoir lequel servit l’autre.

Tod Browning

The Unknown (L’Inconnu, 1927) est l’exemple le plus accompli de cette collaboration. Comme dans nombre de films de Browning, l’action se passe dans le monde du cirque. Lon Chaney, censé être amputé des deux bras (ce subterfuge lui permet d’échapper à la police qui connaît ses empreintes), fait un numéro d’adresse avec ses pieds (les bras sont contenus dans un gilet de cuir !). Il aime en secret la jeune et jolie écuyère du cirque (Joan Crawford) ; celle-ci se sent en sécurité auprès de lui car elle est maladivement obsédée par les mains des hommes dont elle ne supporte pas l’attouchement. Par amour pour la jeune femme qu’il songe à épouser, le jongleur, stoïquement, se fait amputer des deux bras. Hélas, la jeune beauté vient de se débarrasser de ses complexes dans les bras musclés de l’Hercule de la troupe. Grâce à la mise en scène de Browning, ce scénario insensé échappe au Grand Guignol et débouche sur la tragédie et l’horreur.

Tod Browning sur le tournage de Freaks (1932)

Cette même intensité dramatique marquera Freaks, qu’il réalisa pour la Metro en 1932. Cette histoire cauchemardesque de phénomènes de cirque vengeant l’un des leurs en mutilant une splendide trapéziste (Olga Baclanova) connut une désastreuse destinée. Remanié dès sa sortie, interdit dans plusieurs États américains et en Grande-Bretagne (pendant plus de trente ans), ce film est aujourd’hui reconnu comme un des plus grands classiques de l’horreur et comme un chef-d’œuvre du cinéma. Au-delà de sa morale un peu manichéenne (les êtres « norrnaux » ne sont pas forcément les meilleurs), le film frappe par l’extraordinaire dosage entre la tendresse et l’horreur : Browning n’exhibe pas ses monstres, il nous les montre simplement dans leur vie de tous les jours.

Lionel Barrymore et Tod Browning (The Devil Doll, 1936)

Browning ne se remit jamais de l’échec de Freaks. Il abandonna le cinéma quelque temps plus tard et mourut en 1962, comme Lon Chaney, d’un cancer du larynx. On lui doit aussi certaines des plus belles séquences de toute l’histoire au cinéma : l’apparition du comte-vampire (Lugosi) dans Dracula (1931), le cimetière noyé de brumes dans Mark of the Vampire (La Marque du vampire, 1935), l’escalade d’une table de toilette par un homoncule criminel dans The Devil Doll (Les Poupées du diable, 1936).

Mark of the Vampire (Tod Browning, 1935)