C’est un réflexe de curiosité qui nous portent vers le film noir français. En effet, quelle forme fut plus occultée en faveur du thriller américain et de sa vogue chez nous ? Quand Bogart-Philip Marlowe appartenait à nos mémoires les plus chauvines, Touchez pas au grisbi de Becker était à une époque invisible. La Nouvelle Vague avait opéré une fracture avec un certain cinéma sclérosé qu’elle allait remplacer. A l’exception de Renoir, elle se voulait sans ascendance nationale. Les noms de Gilles Grangier ou d’Henri Decoin faisaient rire dans les années 1960… mais il fallait-il rejeter leurs policiers denses et robustes des années 1950 ? Dans la mouvance du Grisbi, un genre s’était constitué avec sa durée propre, sa forme très codifiée, toute une mise en scène originale du temps mort.
Nous allons tenté de retrouver cette piste, depuis les violences feuilletonesques de Feuillade jusqu’aux jeunes illustrateurs du genre, les Corneau, les Manchette… Mais la difficulté demeure d’épurer le genre de ses alliages. La noirceur est française pour le meilleur et le pire. Elle est partout chez Carné, son asphalte mouillée, son Quai des brumessur lequel Le Jour se lèveà peine. Dans l’Hôtel du Nord, il y a des gouapes et des révolvers.
Pour mieux cerner le sujet, il faut au « ni…nisme » épinglé jadis par Roland Barthes : sont ici exclus les mélodrames pénitentiaires – dès La Petite Lise de Grémillon – les thèses judiciaires à la Cayatte, les parodies, les films d’espionnage – qui tous portant jouxtent le propos. Demeurent les oeuvres où l’emporte le primat de la fiction policière sur le souci psychologique – fut-il Simenon – ou la mythologie amoureuse. Enigmes en huis-clos – les fameux whodunits – flics et truands, tragédies du Milieu : le distingo reste ardu. Dédée d’Anvers, le beau film d’Yves Allégret, malgré ses souteneurs, ses putains et sa pègre, se dédie fondamentalement à l’histoire d’un amour. Parfois c’est l’exigence de l’auteur qui déborde le genre : ainsi Clouzot dans Le Corbeau, où l’intrigue ne cesse de s’épaissir et de se décodifier à la fois, pour mettre à jour la vérité profonde des personnages.
La motion de genre est fortement liée à un appareil formaliste, avec des limites à l’inspiration qu’un Jean-Pierre Melville dépasse en radicalisant et commentant les éléments. Mais décidément elle ne fut nulle part plus impure qu’en France… Le délit, le meurtre, l’enquête sont les nerfs de cette guerre qu’est tout récit. Et, dans le personnage du détective, le cinéma noir ne propose-t-il pas une constance métaphore de la position du spectateur, victime et actant d’une histoire qu’il imagine, qu’il précède parfois en la subissant, toujours à la recherche d’un fin mot, comme pour s’arracher à la fascination des images ? [Le film noir français – Jacques Fieschi – Cinématographe (décembre 1980)]
Dans les années 1950, le film noir français découvre l’envers d’une morale. i l’on entend par « cinéma noir » non plus la marque d’un genre, mais l’esprit même de la noirceur, ce goût très français – jusqu’à la complaisance – de l’ignominie morale, sociale ou psychologique, c’est presque toute la production d’avant la Nouvelle Vague qu’il conviendrait de dénommer ainsi.
Plus encore que Balzac, Dumas, Zola ou Maupassant, c’est Georges Simenon qui est l’écrivain le plus adapté par le cinéma français. Il est un peu pour les metteurs en scène l’équivalent de ce que le roman noir de Chandler ou d’Hammett fut pour ceux de l’Amérique : l’occasion d’un coup de projecteur sur telle ou telle couche de la société, par le biais de l’enquête policière, voire du simple fait divers.
Prochainement, cette publication deviendra une page sur ce blog. D’autres articles seront ajoutés sur le le thème du Film noir français
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…
A Sfax, Matteo (Marcel Dalio), vagabond et conteur, s’éprend de Safia (Viviane Romance), une belle prostituée. Elle s’amuse de sa ferveur puis en est touchée et se donne à lui. Matteo veut garder Safia : Il l‘installe dans la maison de son vieux père, au bord du désert. C’est le bonheur. Comme un enfant va naître il cherche du travail. Mais un soir, Matteo, mêlé à des affaires de contrebande, ne rentre pas…
Paris est sous la menace d’un assassin qui laisse une ironique signature : Monsieur Durand. L’inspecteur Wens découvre que le coupable se cache parmi les clients de la pension Mimosas, au 21, avenue Junot… Un plateau de jeu (la pension), quelques pions colorés (ses habitants), et la partie de Cluedo peut commencer.
Le film Premier Rendez-vous de Decoin se situe encore dans les années heureuses, et son irruption sur les écrans français, à la fin de l’été 1941, a des allures de nostalgie. Les Inconnus dans la maison est d’une autre ambition. C’est un film « de guerre », comme c’est un roman d’avant-guerre : Simenon l’écrit en janvier 1939, et Gallimard le publie en octobre 1940.
Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village ici ou ailleurs », et, comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent… » Tourné en 1943 à la Continental, dirigée par l’occupant allemand, ce deuxième film de Clouzot fut honni de tous.
Panique raconte le quotidien d’un homme solitaire et asocial qui, regardé de travers par les habitants de l’agglomération parisienne où il réside, se retrouve accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. jusqu’à se faire traquer par la population dans un final des plus glaçants. Une vraie parabole sur les comportements les plus sombres de l’être humain, synthétisée ainsi par le journaliste jean-François Rauger : « Comment la communauté humaine peut fabriquer un bouc émissaire et le charger de tous les péchés du monde ».
« Rien n’est sale quand on s’aime », fera dire Clouzot à l’un de ses personnages dans Manon. Dans Quai des orfèvres, déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit filial, conjugal ou… lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est assassiné dans ce chef-d’œuvre.
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…
Si le public de 1952 boude la sortie de La Vérité sur Bébé Donge, le film ne sombre pas pour autant dans l’oubli, et les générations suivantes répareront cette injustice en le considérant comme l’un des titres les plus marquants de la période. Même les pourfendeurs de la fameuse « qualité française », tant décriée par François Truffaut et ses amis des Cahiers du cinéma, se sentiront tenus de faire une exception dans la filmographie d’Henri Decoin pour La Vérité sur Bébé Donge.
Après la Seconde Guerre mondiale, la maison d’édition Gallimard décide de lancer une nouvelle collection pour publier les romans policiers américains qu’il n’a pu sortir pendant la guerre. Les deux premiers titres sont La Môme vert-de-gris (1937) et Cet homme est dangereux (This man is dangerous, 1936) de Peter Cheyney, qui suivent Lemuel H. Caution dit « Lemmy », agent du FBI dur à cuire et séducteur, à la bouteille facile et au verbe acerbe. Ils remportent un succès immédiat et lancent alors la collection Série Noire, dont chaque nouveau titre est tiré à 30.000 exemplaires.
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.
Rebondissant sur le succès surprise de Touchez pas au grisbi, Gabin se lance en 1954 dans l’aventure de Razzia sur la chnouf. Un polar qui, grâce à l’habileté du cinéaste Henri Decoin, rejoindra tout naturellement la liste des grands films de l’acteur. Dans ce film, Gabin peaufinera le personnage qui dominera la seconde partie de sa carrière : le dur à cuire impitoyable mais réglo.
Michel Delasalle est un tyran. Il dirige son épouse, sa maîtresse et son pensionnat pour garçons avec la même poigne de fer. Liées par une étrange amitié, les deux femmes se serrent les coudes. A coups d’images blanches comme des lames de couteaux, Henri-Georges Clouzot triture les miettes d’une histoire d’amour déchue. Impossible de comprendre comment « les diaboliques » ont pu succomber aux charmes autoritaires du directeur d’école.
Sorti sur les écrans français le 13 avril 1955, Du rififi chez les hommes constitue, en raison de la nationalité américaine de son réalisateur, un cas particulier au sein du film de gangsters français des années 1950. Victime de la chasse aux sorcières maccarthyste, le cinéaste Jules Dassin est contraint d’interrompre sa carrière hollywoodienne après avoir achevé le tournage de Night and the City (Les Forbans de la nuit, 1950) en Angleterre. Il émigre peu de temps après en France, et se voit proposer en 1954 d’écrire et de réaliser l’adaptation de Du rififi chez les hommes.
Dans Voici le temps des assassins, le personnage de Chatelin est l’occasion d’une grande composition pour Gabin, parfait en grand chef, permettant à Duvivier de donner à son film une épaisseur réaliste, dans laquelle il l’installe dès les scènes d’ouverture, où la caméra se déplace avec fluidité en accompagnant Gabin dans son travail (ouverture du restaurant, marché aux Halles, préparation des plats) tout en exposant les personnages et les situations.
Sous la couverture du paisible garagiste Louis Bertain (Gabin) se cache « Louis le blond », roi du hold-up flanqué en permanence de Pépito le gitan, Raymond le matelot et Fredo le rabatteur. Un jour, ce dernier « lâche le morceau » à la police ce qui laisse planer le doute sur la trahison de Pierre, le frère du patron. Dès lors, tout s’emballe jusqu’au mortel affrontement avec Pépito. Comme au temps d’avant-guerre, Gabin meurt une fois encore une fois dans cette « série noire » au final tragique.
Un couple d’amoureux, un mari importun, un crime minutieusement préparé et le hasard qui se met en travers du chemin : si l’intrigue n’est pas neuve, la façon dont Louis Malle concocte ce drame existentialiste à partir d’ingrédients classiques du film policier est inédite.
Réunissant les noms de Gabin, Bardot, Feuillère et Autant-Lara, cette adaptation d’un roman de Simenon avait tout d’un succès annoncé. Le résultat sera à la hauteur des espérances, et le film figure aujourd’hui parmi les classiques du cinéma français.
Sorti en mai 1958, ce film de Gilles Grangier met en scène un inspecteur de police qui, pour avoir du flair, n’en est pas moins très éloigné de la rigueur d’un Maigret. L’occasion pour Gabin d’une composition inédite, face à deux actrices d’exception. Tout est osé pour l’époque dans ce polar dur et tendre qui s’ouvre sur le visage en sueur d’un batteur de jazz noir dont le solo enflamme un cabaret du 8e arrondissement.
Pourquoi est-ce que ce sont toujours les autres qui jouissent des plaisirs de la vie ? Le luxe et la beauté sont-ils réservés aux riches ? En 1960, alors que La Dolce vita (1960) de Fellini est projeté dans les salles obscures avec le succès que l’on sait, un autre film traite du même thème en analysant son côté le plus sombre. Si Marcello Mastroianni, l’alter ego de Fellini, risque de perdre son identité en s’adonnant aux plaisirs faciles, Tom Ripley, pour sa part, n’a pas d’identité propre et prend celle d’une autre personne en l’assassinant.
Un chapeau et un trench-coat, ajustés avec un soin maniaque : cette panoplie fétichisée fait office de seconde peau pour Jeff. Il est un fantôme, un taiseux au masque inexpressif. Obsédé par la maîtrise, ce géomètre du crime circule vite, sans laisser de traces. Le code de l’honneur, le destin en marche, la noblesse maléfique du gangster : Jean-Pierre Melville récupère les stéréotypes du polar et les exacerbe en éliminant le superflu — psychologie, expressivité, dialogues. Demeurent le décor et des automates tirés à quatre épingles. Alain Delon impressionne la pellicule, comme jamais sans doute, sous le regard d’un cinéaste fasciné, transi d’amour.
C’est au cours de l’été 1946 que le public français eut la révélation d’un nouveau type de film américain. En quelques semaines, de la mi-juillet à la fin du mois d’août, cinq films se succédèrent sur les écrans parisiens, qui avaient en commun une atmosphère insolite et cruelle, teintée d’un érotisme assez particulier : Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon) de John Huston (31 juillet), Laura d’Otto Preminger (13 juillet), Adieu ma belle (Murder, My Sweet) d’Edward Dmytrick (31 juillet), Assurance sur la mort (Double indemnity)de Billy Wilder (31 juillet).
Il est d’usage de signaler la première apparition du terme : film noir dans un article du numéro 61, d’août 1946, de L’Ecran français. Sous le titre : « Un nouveau genre policier : l’aventure criminelle », Nino Frank définissait ainsi quelques films américains, venant de sortir en France, qui lui semblaient montrer autrement la violence physique et les actes criminels. Il les désignait comme des oeuvres de psychologie criminelle et insistait sur leur manière d’exploiter brillamment un dynamisme de la mort violente.