mon cinéma à moi
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STAGE FRIGHT (Le Grand Alibi)
– Alfred Hitchcock (1950)
Eve est prête à tout pour prouver l’innocence de son ami Jonathan, surtout s’il s’agit de jouer la comédie. N’est-elle pas actrice ? Mais elle n’est pas la seule et le monde ressemble à un grand théâtre… Après un mélodrame en costumes d’époque, Under Capricorn (Les Amants du Capricorne), Hitchcock revient en cette fin des années 1940 à ses amours de jeunesse. Sa nouvelle œuvre a pour cadre Londres et s’inscrit dans la droite ligne des grandes comédies de sa période anglaise. Au-delà de son caractère léger, Stage Fright (Le Grand Alibi) s’offre à nous comme une réflexion sur le théâtre, galvanisée par une distribution brillante, où le rire est rythmé par le suspense.
Le cockney Hitchcock n’oublia jamais ses origines. Malgré les reproches qui lui étaient adressés (la presse l’accusait d’avoir abandonné la Grande-Bretagne pendant la guerre), le réalisateur revint régulièrement sur les lieux de ses premières expériences cinématographiques. Bien avant Frenzy (1972), il tourna deux films au cours d’un interlude anglais dans sa période américaine : Under Capricorn (1949) et Stage Fright l’année suivante. Les motivations de ce retour aux sources étaient nombreuses: outre un intérêt personnel, lié à sa jeunesse londonienne, Hitchcock avait le goût des voyages (durant les années 1940 et 1950, il ne cessa de se déplacer un peu partout dans le monde) et aussi une volonté justifiée de s’éloigner des grands studios hollywoodiens et de l’emprise des producteurs. A des milliers de kilomètres d’Hollywood, Alfred Hitchcock se sentait plus libre…
Le roman de Selwyn Jepson, Man Running, lui permit, plus encore que le mélodrame en costumes d’époque qu’avait été Under Capricorn, de renouer avec la capitale britannique et, dans une large mesure, avec le ton de ses films anglais. Dès décembre 1948, avec la fidèle Alma Reville, Hitchcock commença à travailler à l’adaptation de Man Running. Il s’adjoignit bientôt les services de Whitfield Cook, promu au rang de dialoguiste. (Cook était l’auteur de la seconde pièce jouée à Broadway par la fille du réalisateur, Patricia.) Ensemble, et avec le concours additionnel d’un autre dialoguiste, James Bridie, ils mirent rapidement au point un scénario très précis comme les aimait Hitchcock, « chaque mot du dialogue renvoyant à un mouvement de caméra et une durée de prise de vues » ainsi que le précise Donald Spoto. En mars, Stage Fright était prêt sur le papier. Hitchcock prit alors son crayon: il esquissa quelques trois cents croquis représentant les plans du film et confia le tout à son opérateur, Wilkie Cooper.
LES ÉTOILES D’HITCHCOCK
La distribution elle-même ne tarda guère. Jane Wyman, qui devait jouer Eve Gill, accepta d’autant plus volontiers de se rendre à Londres qu’elle entendait profiter de ce voyage pour oublier son divorce d’avec un acteur promis au plus grand rôle qu’un Américain puisse rêver d’interpréter, Ronald Reagan (1911-2004). Michael Wilding, lui, n’était pas encore marié à un autre symbole du génie américain, Liz Taylor, et il pouvait donc accepter de reprendre du service avec Hitchcock, malgré l’échec public de leur dernière collaboration : Under Capricorn. De même, Marlène Dietrich sembla heureuse de travailler avec Hitchcock. Âgée de quarante-neuf ans, la plus séduisante grand-mère du monde, comme on la désignait alors, devint une grande amie du réalisateur pour lequel elle ne tarissait pas d’éloges : « Ce qui m’a impressionné chez lui, c’est son autorité tranquille, sa faculté de donner des ordres sans passer pour un dictateur. Il réussissait à passionner, éclairer, dominer, instruire, ensorceler sans le moindre effort. J’adorais son sens très anglais de l’humour : il ne cessait de plaisanter avec nous, sans jamais jouer de sa célébrité ni rechercher nos applaudissements. » De maître à maître, on se comprend. Et Hitchcock lui rendait te compliment : « C’était une star professionnelle. Elle était également, et de manière aussi professionnelle, opératrice, directrice artistique, monteuse, costumière, coiffeuse, maquilleuse, productrice et réalisatrice. »
Bref, tout allait pour le mieux, et l’on put commencer le tournage dès le 13 juin 1949. Hitchcock et son équipe investirent Londres comme on prend ses marques dans un théâtre. Le réalisateur obtint la permission de tourner certaines scènes dans les salles de répétition de la Royal Academy of Dramatic Art et au Scala Theatre. Il avait préalablement demandé que soit trouvée une « langue de terre s’avançant dans la mer, avec une route côtière [avec] une maison isolée et une jetée, ainsi qu’une goélette amarrée à la jetée. » La demeure du commodore (Alistair Sim) fut effectivement trouvée. Mais le temps empêcha d’y réaliser les plans prévus. Il fallut se rabattre sur les studios d’Elstree. Stage Fright ne fit pas moins appel à de nombreux plans tournés en extérieurs et en décors réels, au point que le dossier de presse de la Warner Bros. (qui produisit le film) put affirmer : « Avec Stage Fright, le réalisateur pousse plus loin la méthode qu’il avait employée pour Shadow of a Doubt (L’Ombre d’un doute) : il investit toute une ville et l’utilise comme une scène de théâtre pour son film. » S’il était exagéré de comparer Londres avec la petite ville de Santa Rosa (qui, elle, avait effectivement été entièrement occupée par le tournage de Shadow of a Doubt ), le rapprochement restait judicieux dans la mesure où il soulignait l’importance de la ville et des prises de vues extérieures dans le nouveau film du maître.
LE RIRE DE LONDRES
A l’époque où Hitchcock conçut Stage Fright , sa fille, Patricia, était élève à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres. Son père lui confia un petit rôle dans son nouveau film, la gratifiant du petit nom de « Chubby » : Joufflue… Il alla plus loin dans l’identification. Stage Fright tient, par de nombreux aspects, du récit autobiographique. Autobiographie ironique, certes, mais qui n’en est pas moins marquante. Comme Patricia, Eve Gill est étudiante à la Royal Academy et comme elle, elle se plaint de n’avoir pas de public et dit à son père : « Mais c’est toi mon public ! » La ressemblance physique entre Eve et Patricia n’est pas non plus anodine. Faut-il alors voir Hitchcock dans le personnage du commodore, ce père qui se déclare « unique» et donne au film ses plus grands moments d’humour ? Sans doute. (Et cet élément autobiographique fut probablement en partie motivé par le retour à Londres, la ville natale du réalisateur.)
Comme toujours très critique vis-à-vis de lui-même, Hitchcock affirma à François Truffaut : « Je crois que certains de mes films anglais ont été trop légers et certains de mes films américains trop lourds… » La parenthèse anglaise permit effectivement au réalisateur de renouer avec la légèreté de ses films britanniques. La distribution des seconds rôles en donnait la mesure. Alistair Sim, Sybil Thorndike et Joyce Grenfell, trois acteurs rompus à la comédie, par leurs apparitions savoureuses, donnèrent un ton résolument comique, voire burlesque, au film. Mrs Gill, en complet décalage avec la réalité, apporte le contrepoint comique aux aventures de sa fille Eve, et annonce la mère de Thorndike dans North by Northwest (La Mort aux trousses). Hitchcock déclara « s’être amusé » avec la fête de charité en plein air. Et c’est effectivement là que le génie comique de Sim et de Grenfell prennent toute leur ampleur. L’épisode du stand de tir et celui du maquillage de la poupée semblent tout droit sortis d’un film de Chaplin, avec une économie de dialogue qui met en avant le talent burlesque des acteurs.
À L’OMBRE DU THÉÂTRE
Stage Fright n’en était pas moins un film d’Hitchcock, c’est-à-dire une œuvre dans laquelle le réalisateur continuait à explorer et à analyser ses thèmes de prédilection. Bien que résolument différent par son ambiance, le film a de nombreux points communs avec Shadow of a Doubt. Eve et Charlie (la nièce de Shadow of a Doubt) suivent ainsi un chemin très similaire. Dans l’un et l’autre film, on assiste au parcours initiatique d’une jeune femme innocente qui, peu à peu, prend conscience de la réalité du mal. Charlie devient femme en découvrant la duplicité de son oncle, Eve en comprenant que son ami d’enfance, Jonathan, n’est pas l’innocent qu’elle croyait. Dans les deux films, pour reprendre une phrase de Rohmer et Chabrol, « la révélation du mensonge est le nœud de l’intrigue ». Et cette révélation, pour Eve comme pour Charlie, s’accompagne d’un déplacement de l’objet aimé. Charlie croyait aimer son oncle, elle finira dans les bras du policier ; Eve aime Jonathan avant de succomber aux charmes pianistiques de l’inspecteur Smith. De même, Jospeh Cotten (l’oncle Charlie de Shadow of a Doubt) et Marlène Dietrich ont tous deux des allures diaboliques. L’apparition de Charlotte Inwood toute de noir vêtue, au charme diabolique, n’est pas sans rappeler celle de l’oncle Charlie allongé à la manière de Nosferatu sur le dessus de lit de son hôtel miteux.
Stage Fright est, comme Murder (Meutre, 1930), un hommage du réalisateur au théâtre. Et c’est plus encore, comme nombre d’autres films d’Hitchcock, une réflexion sur la dichotomie entre l’apparence et la réalité. Tous les personnages du film jouent un rôle. Charlotte fait croire à Jonathan qu’elle l’aime. Jonathan trompe Eve en falsifiant l’histoire du meurtre. Et Eve endosse un rôle différent pour chacune de ses relations. Elle n’est pas la même quand elle parle à Smith, à Charlotte ou à son père. Une fois encore, les apparences sont trompeuses, et il faudra attendre que le rideau se baisse. à Id fin, pour que le véritable rôle de chacun apparaisse au grand jour
RETOUR SUR UN FLASH-BACK
A sa sortie, on reprocha au nouveau film d’Hitchcock d’avoir trompé le spectateur en introduisant un mensonge dans le flash-back. En cela, Hitchcock innovait, et l’innovation déplut. Ce qui était effectivement montré à l’écran devait être la réalité. Or, Hitchcock poussa la malice jusqu’à donner une consistance particulièrement réaliste au récit de Jonathan. Pour preuve, l’orgue de barbarie que l’on entend devant la demeure des Inwood et qui s’estompe dès que Jonathan referme la porte. C’est la musique d’un musicien ambulant et non une musique d’illustration. Or, cet élément mineur, Jonathan ne l’a sûrement pas raconté à Eve. Hitchcock introduit sciemment cet air pour donner plus de vraisemblance à son récit et l’ancrer davantage encore dans la réalité.
Le public pouvait à juste titre se juger trompé, mais n’était-ce pas là un des points forts du film ? Le mensonge est bien au centre de l’histoire. De plus, en réalisant son flash-back, le réalisateur agit comme dans tous ses films, en plaçant le spectateur dans la position de la victime. Nous sommes trompés comme Eve elle-même l’est. Hitchcock soulignait également par cette structure que la réalité de l’un n’est pas forcément la réalité de tous. La même année, de l’autre côté du globe, un autre génie du cinéma, Akira Kurosawa (1910-1998), réalisait Rashômon, dans lequel on voyait trois personnages donner trois versions très différentes d’une même histoire. C’est bien à cette liberté cinématographique que prétendait Hitchcock en réalisant Stage Fright. Et, loin d’une erreur de parcours, il faut voir dans ce flash-back si controversé, la marque de l’audace du génie.
LE RÉALISATEUR ET SON PUBLIC
Début septembre 1949, le film était en boîte. Hitchcock était déjà lancé sur son nouveau film, Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express), quand Stage Fright sortit en salle au printemps 1950. La critique se montra alors peu enthousiaste. Il fallut attendre plusieurs décennies pour que Stage Fright soit correctement jugé. Le film fut pourtant l’occasion pour Hitchcock de tester une nouvelle forme de contact avec son public : il présenta Stage Fright à l’université de Los Angeles, inaugurant ainsi les avant-premières estudiantines qu’il allait prendre plaisir à répéter durant les vingt-cinq années suivantes. Hitchcock le savait : il travaillait pour la postérité.
L’HISTOIRE ET LES EXTRAITS
DISTRIBUTION
L’histoire remet parfois les choses à leur place : la grande star, en 1950, ce n’était pas Marlène Dietrich (1901- 1992), mais Jane Wyman (née en 1914) ! Avant de rejoindre Hitchcock à Londres, la jeune femme avait connu la consécration grâce à son rôle dans Johnny Belinda (Jean Negresco, 1948), qui lui avait valu l’oscar de la meilleure actrice. Elle était au sommet et Hitchcock avait besoin d’une vraie vedette pour redonner du lustre à sa réputation mise à mal par l’échec de Under Capricorn. Il flanqua son actrice de deux galants : Michael Wilding (1912-1979), qui avait joué dans son film précédent, et Richard Todd (né en 1919), encore à ses débuts en 1949. Si Dietrich pouvait paraître usée (L’Ange bleu avait vingt ans), elle jouissait pourtant d’un regain de popularité grâce à son rôle dans A Foreign Affair (La Scandaleuse de Berlin (Billy Wilder, 1948).
Le reste du casting était volontairement issu de la comédie : Alistair Sim (1900-1976) compta parmi les figures les plus marquantes du cinéma britannique de 1936 à sa mort ; Dame Sybil Thorndike (1882-1976) eut l’honneur d’être la première actrice britannique à apparaître sur un timbre ; Joyce Grenfell (1910-1979) sut faire valoir ses talents comiques dans de nombreuses productions britanniques, notamment aux côtés de Sim.
LES COULISSES DU CINÉMA : LA CENSURE HOLLYWOODIENNE
En débarquant à Hollywood, Hitchcock savait à quoi s’en tenir. Le contrôle par les grands studios de toute la production cinématographique nationale n’était un secret pour personne. Tout au long de sa carrière américaine, Alfred Hitchcock en fera l’expérience, parfois douloureuse. La censure hollywoodienne a une histoire…
Hollywood, une petite ville bientôt annexée par Los Angeles, vit s’installer dès le début du XXe siècle les grands studios américains qui trouvaient là un climat exceptionnel et une diversité de paysages idéale pour exercer leur art. Très vite, en 1922, ces studios s’organisèrent : ils fondèrent la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA). Et dès 1930, l’association établit un code de production qui, officiellement, était destiné à sauvegarder simultanément la liberté et la moralité du cinéma américain : le Motion Picture Production Code (MPPC). En réalité, il s’agissait d’une instance d’autocensure extrêmement vigilante, trop diront certains, dont le poids se fit sentir durant des années sur la production cinématographique nationale. Le MPPC, qui multiplia les liens avec de nombreuses associations pédagogiques, confessionnelles ou culturelles, était à ses débuts placé sous le contrôle administratif de Jospeh l. Breen, qui avec son équipe, était chargé de veiller à l’application du code. Le MPPC imposait d’une façon rigoureuse le respect de la morale, de la loi et des valeurs religieuses. Il préconisait également la « représentation, à l’écran, d’un mode de vie décent ». Des interdits furent instaurés, qui touchaient principalement au crime et à la sexualité. Ainsi, le cinéma devait éviter de « susciter de la sympathie pour le criminel » ou de « décrire explicitement des meurtriers ou des méthodes criminelles ». On comprend qu’Hitchcock ait eu à pâtir de la censure…
La sexualité n’était pas oubliée : les productions américaines se devaient d’exalter le cc caractère sacré du mariage ». A l’inverse, elles ne devaient pas décrire l’adultère « sous un jour trop attrayant » et étaient priées de s’abstenir de « montrer des baisers trop passionnés » ou des « poses suggestives ». Toutes références « perverses » étaient bannies, de même que la nudité, y compris celle du nourrisson. L’alcool et la drogue faisaient également l’objet de recommandations très précises. Pour s’assurer de la bonne application de son code, l’association avait de réels pouvoirs. Elle intervenait dès l’élaboration du sujet original et examinait au cours du tournage certaines scènes litigieuses. Enfin, elle délivrait son certificat (sans lequel aucun film ne pouvait être distribué) après avoir visionné le montage final. En outre, elle exerçait également un contrôle très strict sur le matériel publicitaire, les échos et photos de presse, les bandes annonces et les affiches. Si Hitchcock ne subit jamais, comme von Stroheim ou Welles, un bannissement complet d’Hollywood, il dut sans cesse composer avec le code. A cet effet, il utilisa de nombreuses tactiques : la malice de métaphores visuelles osées ou d’ellipses significatives, des dialogues à double sens, ou encore, Lorsque c’était nécessaire, de véritables bras de fer avec l’association. Le Grand Alibi en garde la trace.
HITCHCOCK / TRUFFAUT
Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film STAGE FRIGHT du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Je trouve parfaitement logique que vous ayez tourné Under Capricorn. Par contre, votre film suivant Stage Fright (le Grand Alibi), également tourné à Londres, ne me paraît rien ajouter à votre gloire; c’est vraiment un petit film policier anglais dans la tradition d’Agatha Christie et justement un des ces whodunits que vous réprouvez…
Alfred Hitchcock : C’est juste, mais il y avait un élément qui m’intéressait : l’idée de tourner une histoire sur le théâtre. Plus précisément, j’aimais cette idée : une jeune fille qui veut devenir actrice est amenée à se déguiser et à jouer dans la vie son premier rôle en menant une enquête policière. Maintenant vous vous demandez pourquoi j’ai choisi cette histoire ? Le livre était paru peu de temps avant et plusieurs critiques littéraires avaient mentionné dans leur compte rendu : « Ce roman ferait un bon film pour Hitchcock. » Et moi, comme un idiot, je les ai pris au mot ! Vous savez, j’ai fait dans cette histoire une chose que je n’aurais jamais dû me permettre… un flash-back qui était un mensonge.
F. T. On vous l’a beaucoup reproché, les critiques français éqalement.
A. H. Dans les films, nous acceptons très bien qu’un homme fasse un récit mensonger. Par ailleurs, nous acceptons très bien aussi, lorsqu’un personnage raconte une histoire passée, que celle-ci soit illustrée en flash-back, comme si elle se déroulait au présent. Dans ce cas, pourquoi ne pourrions-nous pas également raconter un mensonge à l’intérieur d’un flash-back ?
F. T. Dans votre film, c’est moins simple que cela ; Richard Todd, poursuivi par la police, monte dans la voiture de Jane Wyman qui démarre à toute vitesse. Elle dit : «Pas de policiers à l’horizon ; j’aimerais savoir ce qui s’est passé. » Alors Richard Todd commence à le lui raconter et son récit constitue un flash-back. Il dit et l’on voit qu’il se trouvait chez lui quand Marlène Dietrich est survenue, affolée, avec sa robe blanche tachée de sang ; elle lui raconte ce qui vient d’arriver et nous avons là un procédé de narration extrêmement indirect puisque Todd relate à Jane Wyman ce que lui a raconté Marlène Dietrich. (Elle a tué son mari, puis elle est venue demander à Todd de l’aider à supprimer une preuve ; il a accepté et, s’étant montré sur les lieux du crime, il redoute d’être soupçonné.) Nous apprendrons plus tard, vers la fin du film, que Todd a menti à Marlène Dietrich, comme à Jane Wyman et comme à la police, et qu’il est le meurtrier ; en fait, on pourrait dire qu’il a menti trois fois puisque ce flash-back se divisait en trois parties.
A. H. C’est vrai, tout cela était très indirect…
F. T. Toutefois, je trouve que les trois premières bobines du film sont les meilleures.
A. H. Je ne sais pas. Moi, je me suis amusé avec la fête de charité dans le jardin.
F. T. C’est amusant, en effet, mais je n’ai pas tellement aimé le personnage joué par Alastair Sim, le père pittoresque de Jane Wyman ; je n’ai aimé ni le personnage ni l’acteur.
A. H. Ici encore, l’erreur de tourner des films en Angleterre. Ils vous disent là-bas : «C’est un de nos meilleurs acteurs, vous devez l’avoir dans votre film.» C’est encore le préjugé local et national, encore la mentalité insulaire. Par ailleurs, j’ai eu de grands problèmes dans le film avec Jane Wyman.
F. T. J’ai pensé que vous l’aviez choisie parce qu’elle ressemblait à votre fille, Patricia Hitchcock. J’ai d’ailleurs eu l’impression de voir, en quelque sorte, un film paternel et familial.
A. H. Pas exactement ! J’ai eu beaucoup de difficultés avec Jane. Dans son déguisement en tant que femme de chambre, il eût fallu qu’elle s’enlaidît car, après tout, elle copiait la femme de chambre peu avenante dont elle prenait la place. Chaque fois qu’elle allait aux rushes, elle se comparait à Marlène Dietrich et elle se mettait à pleurer. Elle ne pouvait pas se résigner à faire une composition, et Dietrich était réellement belle. Alors, de jour en jour, Jane Wyman s’arrangeait subrepticement, améliorait son apparence, et c’est pourquoi elle n’a pas réussi sa composition.
F. T. En essayant d’examiner le film avec vos yeux à vous, l’autre jour, j’ai pensé qu’on ne s’intéresse pas beaucoup à l’histoire parce qu’aucun personnage ne s’y trouve réellement en danger.
A. H. Je me suis aperçu de cela avant que le film soit terminé mais à un moment où je ne pouvais plus rien y faire. Pourquoi est-ce qu’aucun personnage n’est réellement en danger ? Parce que nous racontons une histoire dans laquelle ce sont les méchants qui ont peur. C’est la grande faiblesse du film, car cela brise la grande règle : plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film. Voilà la grande règle cardinale ; or, dans ce film, le méchant était raté.
F. T. Excellente formule : plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film; c’est pourquoi Notorious est si fort, et aussi L’Ombre d’un doute et L’Inconnu du Nord-Express : Claude Rains, Joseph Cotten, Robert Walker, ce sont vos trois méchants les plus réussis.