duminică, 27 iulie 2025

BANDES ORIGINALES – BERNARD HERMANN

 

[playlist] BANDES ORIGINALES – BERNARD HERMANN

Véritable père de la modernité en matière de musique de film, le compositeur et chef d’orchestre américain Bernard Herrmann a trouvé ses alliances les plus fécondes avec Orson Welles et Alfred Hitchcock ; celles-ci ne doivent cependant pas faire oublier ses collaborations avec de nombreux autres réalisateurs, au premier rang desquels Brian De Palma et François Truffaut.

Né le 29 juin 1911 à New York dans une famille juive d’origine russe, Bernard Herrmann reçoit une formation musicale classique en matière de composition et de direction à l’université de New York, où il est l’élève de Philip James et de Percy Grainger, puis à la Juilliard School of Music de New York, où il travaille la composition avec Bernard Wagenaar et la direction d’orchestre avec Albert Stoessel.

Son désir de devenir un grand chef d’orchestre le hantera toute sa vie, même après sa reconnaissance comme un des plus importants compositeurs pour le cinéma. Il fonde d’ailleurs à New York, à l’âge de vingt ans, le New Chamber Orchestra. Au début des années 1930, il dirige des concerts à la radio américaine. La radio offre en effet une voie inattendue à son inspiration : Bernard Herrmann a compris que l’immense promotion de l’immédiat qu’offre ce médium est le moyen le plus puissant parce que le plus direct pour se faire connaître. En 1934, il est nommé directeur musical, chargé des émissions radiophoniques, au sein de la firme Columbia Broadcasting System (C.B.S.) et chef d’orchestre des séries estivales radiodiffusées de l’Orchestre symphonique de la C.B.S. Il écrit alors des fragments de musique qui accompagnent des émissions dramatiques… et des publicités. Que sa musique serve à mettre en valeur des biens de consommation ne le gêne en aucune façon : « Que l’un des produits de beauté les plus utilisés par les femmes permette de mettre en forme une dramatique ne me gênait pas ! Au contraire. Toutes les audaces étaient permises et flattaient l’annonceur. » Entre 1942 et 1955, Bernard Herrmann sera premier chef de l’Orchestre symphonique de la C.B.S., avec lequel il fera connaître des compositeurs américains et britanniques alors peu joués.


En 1938, Bernard Herrmann, dont la maîtrise professionnelle impose partout le respect, rejoint Orson Welles comme compositeur de la série radiophonique The Mercury Theater on the Air. Pour leur première collaboration, Welles et Herrmann provoquent un scandale et sèment la panique dans le New Jersey : l’émission radiophonique The War of the Worlds créée par Welles d’après l’œuvre de Herbert George Wells déclenche, le 30 octobre 1938, un mouvement de panique collective chez les Américains, qui se croient envahis par les Martiens.

Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Prelude
Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Susan’s room

Malgré son conservatisme et sa frilosité, Hollywood s’intéresse à ces deux trublions qui jusque-là étaient restés étrangers au cinéma. En 1939, Welles quitte la radio et rejoint les studios de la côte ouest avec une grande partie de son équipe du Mercury Theater, dont Bernard Herrmann. Leur premier essai est un tour de force : Citizen Kane (1941) est sans doute un des films les plus inattendus de toute l’histoire du cinéma ; en mettant en scène un personnage aussi énigmatique que le magnat de la presse William Randolph Hearst, Welles offre une réflexion politique quasi philosophique par le biais du cinéma. La manière dont Bernard Herrmann conçoit la musique est complètement nouvelle. Il opère une véritable révolution orchestrale – en rompant avec la tradition des grands tutti orchestraux pour mettre en relief des timbres isolés – et formelle : ayant compris que le mouvement linéaire des structures musicales s’accorde généralement mal aux structures cinématographiques, il compose des fragments plutôt verticaux qui s’opposent aux développements horizontaux de la narration filmique afin que la musique ne devienne pas une simple redondance des images. Même s’il utilise des leitmotive, il ne s’agit que de très courtes phrases qui ne s’intègrent pas à des thèmes développés. Mais, après Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson, 1942), Orson Welles et Bernard Herrmann vont interrompre à jamais leur collaboration : plus d’une demi-heure de la musique de Bernard Herrmann a été coupée au montage, en l’absence du réalisateur et sans que le compositeur ait été mis au courant. Lors de la sortie du film, Bernard Herrmann découvre que la majeure partie de la musique qu’il a composée a été remplacée par celle de Roy Webb. Malgré leur séparation, Bernard Herrmann parlera toujours de Welles avec beaucoup d’admiration et de respect : « Orson est le seul qui ait eu un background musical et culturel. Tous les autres metteurs en scène avec qui j’ai travaillé n’avaient même pas l’audace de me dire quoi que ce soit à propos de la musique. »

Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Xanadu
Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Theme and variations

En 1951, Bernard Herrmann est l’un des premiers compositeurs à utiliser des instruments électriques – deux theremins, un violon et une basse – dans une partition cinématographique, pour The Day the Earth Stood Still de Robert Wise (Le Jour où la Terre s’arrêta).

Le Jour où la Terre s’arrêta (The Day the Earth Stood Still) – Robert Wise (1951)

En 1955, Bernard Herrmann commence à travailler avec Alfred Hitchcock, pour The Trouble with Harry (Mais qui a tué Harry ?). C’est pour ce film que le compositeur esquisse son célèbre accord – une septième majeure/mineure –, que l’on peut désigner comme l’accord hitchcockien par excellence puisqu’il va apparaître dans presque tous les films de ce réalisateur. Dans Psycho (Psychose, 1960), l’ambiguïté majeur/mineur de cet accord figure parfaitement la schizophrénie du personnage principal. Également présent dans Vertigo (Sueurs froides, 1958), cet accord résume toute la dialectique hitchcockienne du dehors et du dedans, du normal et du pathologique.

Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Prelude
Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Madeleine and Carlotta’s portrait

Bernard Herrmann a l’immense mérite de pénétrer immédiatement l’imaginaire du maître du suspense. Dans Vertigo, pour mettre en musique l’« idée fixe », cette recherche de la femme idéale, il fait référence aux compositeurs romantiques du XIXe siècle et choisit la même voie que Richard Wagner, auquel il fait allusion : il utilise comme lui un grand orchestre mais, surtout, s’inspire pour sa partition de celle de Tristan et Isolde, une de ses œuvres préférées. Référence parfaite puisque l’histoire de Vertigo présente des similitudes avec le Tristan de Wagner : les amants ne peuvent vivre pleinement leur amour, qui les mènera inéluctablement à la mort. Plus précisément, après la crise qui domine la première partie du film et se clôt avec la mort de Madeleine (Kim Novak), le protagoniste, Scottie (James Stewart), profondément abattu, passe quelque temps en maison de santé. Immédiatement après son rétablissement, on le voit regarder fixement l’immeuble où habitait Madeleine, pendant que le leitmotiv « d’amour » – une figure descendante de quatre notes – est joué par des cors d’harmonie, instrumentation romantique par excellence.

Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Nightmare and dawn
Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Love music

Mais la musique de Vertigo a surtout été pensée pour traduire le double vertige ressenti par Scottie : le vertige au sens littéral, c’est-à-dire le trouble qu’engendre en lui la peur de l’altitude, et le vertige au sens métaphorique, autrement dit le désordre émotionnel provoqué par le désir puis le sentiment amoureux qu’il éprouve pour Madeleine/Judy. Cette obsession de Scottie est d’autant plus vertigineuse qu’elle se porte sur une personne qui n’existe pas. Du point de vue de la mise en scène, Hitchcock traduit ce double vertige avec ce double aspect d’attraction et de répulsion en choisissant d’utiliser des mouvements de caméra rapides et brusques, comme des zooms avant et des travellings arrière. De son côté, et parallèlement à la caméra, le compositeur choisit de traduire le double vertige en utilisant des accords de septième qu’il fait jouer en arpège, qui ne sont jamais résolus et qui laissent le spectateur dans un état de malaise et d’instabilité totale. Mais le plus déroutant est le choix des tonalités : dès qu’il veut exprimer l’idée de vertige, Bernard Herrmann emploie la bitonalité ; si superposer deux tonalités ne constituait pas une nouveauté, la grande originalité du compositeur réside dans le mélange de deux tonalités qui sont généralement considérées comme incompatibles. C’est donc d’une façon tout à fait subtile que Bernard Herrmann transcrit musicalement les aspects à la fois physiologique et psychologique du malaise dont souffre Scottie et qui ne sont que les deux faces d’une même médaille. La musique met par ailleurs parfaitement en évidence le ralentissement du temps : par le retour du passé sur le présent, qui finissent par se mélanger, Hitchcock et Herrmann font parvenir le spectateur à une atemporalité parfaitement figurée par une musique en suspension, interrompue par ce thème de l’amour impossible qui clôt le film.

Mais qui a tué Harry (The Trouble with Harry) – Alfred Hitchcock (1955)
L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much) – Alfred Hitchcock (1956) – Prelude

Cinquième collaboration entre Bernard Herrmann et Hitchcock – après The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956, où Bernard Herrmann apparaît à l’écran dans la célèbre séquence du Royal Albert Hall à la tête de l’Orchestre symphonique de Londres, dirigeant la Storm Clouds Cantata d’Arthur Benjamin) –, North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959) offre au compositeur l’occasion d’écrire l’une de ses plus belles partitions pour un film qui apparaît comme l’un des joyaux du cinéaste. Loin des réminiscences romantiques de Vertigo, la musique de La Mort aux trousses apparaît gaie et entraînante, cachant sa réelle complexité sous une multitude de thèmes et variations. Pour accentuer la poursuite du film, Herrmann écrit un thème fondé sur un ostinato en doubles croches à 2/4 dont le caractère obsessionnel est renforcé par un accent violent qui marque chaque temps. La mélodie bouge peu ; elle se contente de suivre les personnages dans leur « zigzag ». Les formules répétitives de l’ostinato placent l’auditeur dans une situation de grande instabilité ; cet ostinato qui se nourrit d’une phrase harmonique dissonante évite toujours les consonances, même en fin de séquence : le générique de La Mort aux trousses se termine ainsi sans résolution, ce qui laisse le spectateur dans l’inconfort et l’incertitude. Bernard Herrmann manifeste ici pleinement sa maîtrise de la suspension dramatique.

Le Faux coupable (The Wrong Man) – Alfred Hitchcock (1956)
La Mort aux trousses (North by Northwest) – Alfred Hitchcock (1958)

La collaboration des deux hommes se poursuit avec The Wrong Man (Le Faux Coupable, 1956), The Birds (Les Oiseaux, 1963, un film sans musique mais dont Bernard Herrmann assure la supervision musicale des sons électroniques élaborés par Remi Gassmann et Oskar Sala) et Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964). Elle atteint un point de perfection rare mais va malheureusement se terminer lorsque Hitchcock rejette la partition de Bernard Herrmann composée pour Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966) ; quand Hitchcock arrive à la séance d’enregistrement de la musique, il découvre en effet que Bernard Herrmann n’a fait aucune concession dans ses choix d’instrumentation : la composition de l’orchestre, dépourvu de cordes et comprenant douze flûtes, seize cors et neuf trombones, n’est pas acceptée par le réalisateur. Hitchcock remplacera la partition de Bernard Herrmann par une musique de John Addison.

Psychose (Psycho) – Alfred Hitchcock (1960)
Pas de printemps pour Marnie (Marnie) – Alfred Hitchcock (1964) – Prelude / Marnie

Parmi les autres films dont Bernard Herrmann signe la musique dans les années 1940 et 1950, citons : All that Money can Buy de William Dieterle (Tous les biens de la Terre, 1941), également connu sous le titre The Devil and Daniel Webster, qui lui vaudra son seul oscar ; Jane Eyre de Robert Stevenson (1944) ; Hangover Square de John Brahm (1945) ; Anna and the King of Siam de John Cromwell (Anna et le roi de Siam, 1946) ; The Ghost and Mrs. Muir (L’Aventure de Mme Muir, 1947) et Five Fingers (L’Affaire Cicéron, 1952), tous deux de Joseph L. Mankiewicz ; Garden of Evil d’Henry Hathaway (Le Jardin du diable, 1954) ; The Man in the Gray Flannel Suit de Nunnally Johnson (L’Homme au complet gris, 1956) ; The 7th Voyage of Sinbad de Nathan Juran (Le Septième Voyage de Sinbad, 1958) ; The Naked and the Dead de Raoul Walsh (Les Nus et les morts, 1958) ; Journey to the Center of the Earth de Henry Levin (Voyage au centre de la Terre, 1959).

Jane Eyre – Robert Stevenson (1943)
Hangover Square – John Brahm (1945)
L’Aventure de madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir) – Joseph L. Mankiewicz (1947)
L’Affaire Cicéron (Five fingers) – Joseph L. Mankiewicz (1952)
Le Septième Voyage de Sinbad (The 7th Voyage of Sinbad) – Ray Harryhausen (1958)
Voyage au centre de la Terre (Journey to the Center of the Earth) – Henry Levin (1959)

Confronté à la demande pressante des producteurs d’Hollywood en faveur d’une musique plus « mélodieuse », Bernard Herrmann quitte les États-Unis pour Londres, où il va passer les dix dernières années de sa vie. François Truffaut, grand admirateur du maître du suspense, fait appel à lui pour la musique de Fahrenheit 451 (1966) et pour celle de La Mariée était en noir (1967). Bernard Herrmann travaille ensuite avec Brian De Palma pour Sisters (Sœurs de sang, 1972) et Obsession (1975). En 1975, il signe sa dernière partition cinématographique pour Taxi Driver de Martin Scorsese. Le thème du blues au saxophone avait originellement été composé comme une musique qui devait être jouée de manière intégrée à l’action. Ce blues rend hommage à la longue tradition cinématographique qui veut que jazz rime avec décadence urbaine et corruption. Finalement, le metteur en scène l’a adopté comme thème récurrent de son film, estimant que ce leitmotiv lui permettait de mettre en place le fondement psychologique de l’action. En effet, ce magnifique thème de jazz atteint un très haut niveau de signification car il n’est ni la transposition, ni l’explication, ni encore moins la répétition pléonastique de ce qui se déroule à l’écran. Il est plutôt un flot continu qui irrigue véritablement tout le film.

Fahrenheit 451 – François Truffaut (1966)
La Mariée était en noir – François Truffaut (1967)
Taxi Driver – Martin Scorsese (1976)

À la fin des séances d’enregistrement de la musique de Taxi Driver, le 24 décembre 1975, à Los Angeles, Bernard Herrmann succombe à une crise cardiaque. L’immense qualité du travail de Bernard Herrmann dans l’univers du cinéma est issue de la démarche qu’il a adoptée pour écrire. Il a déclaré que son inspiration venait toujours du film lui-même : « La musique de film, c’est le cinéma. Elle fait partie intégrante de ses procédés créateurs. Ce n’est pas quelque chose que l’on ajoute après coup. » [Juliette GARRIGUES, « HERRMANN BERNARD (1911-1975) », Encyclopædia Universalis]



duminică, 29 iunie 2025

LINO VENTURA (1919-1987)

 


LINO VENTURA

Du « Gorille » à Jean Valjean, tel pourrait être résumé l’itinéraire cinématographique de Lino Ventura. Après avoir été longtemps cantonné dans les rôles de « dur », ce populaire acteur du cinéma français a su en effet prouver qu’il peut être un grand comédien.

Lino Borrini, dit Lino Ventura, est né le 14 juillet 1919 à Parme en Italie. De son enfance, on ne sait rien ou presque tant cette antistar, venue accidentellement au cinéma, est peu loquace sur sa vie privée. On sait seulement qu’il arrivera à Paris en 1927 avec sa famille et que, peu enclin aux études, il quitta l’école à l’âge de quatorze ans. D’abord mécanicien, groom, représentant de commerce, employé de bureau, on le retrouve finalement entrepreneur de bonneterie pour enfant. Mais, dès cette époque, il manifeste deux passions : la lutte grécoromaine, dont il dira plus tard qu’elle fut pour lui « une école d’humilité extraordinaire » (pour José Giovanni, futur directeur de l’acteur, il ne fait aucun doute que c’est là que Ventura apprit son métier de comédien et acquit sa « présence » physique), et le cinéma dont ses acteurs favoris ont alors pour nom Humphrey BogartGary Cooper, Spencer Tracy et, surtout, James Cagney, qu’il s’amuse à imiter.

Touchez pas au gorille !

En 1953, alors qu’il s’occupe de son affaire de bonneterie tout en organisant des combats de catch, le cinéma va faire appel à lui. A l’époque, Jacques Becker cherche en effet un homme de poids pour le rôle du trafiquant de drogue de son prochain film, Touchez pas au grisbi (1954). Le producteur du film, d’origine italienne, le met alors en contact avec Lino Ventura. Aux côtés de Jean Gabin, tête d’affiche du film, l’imposant débutant se taille un honnête succès personnel. L’année suivante, Henri Decoin lui donne une nouvelle chance, toujours avec Jean Gabin, dans Razzia sur la chnouff Bien que voué aux rôles de deuxième couteau, Lino Ventura retient pourtant l’attention par son gabarit, très inhabituel dans le cinéma français de l’époque.

En ce milieu des années 1950, alors que le public découvre les classiques américains du film noir et de la littérature policière, Lino Ventura, avec son physique à la fois puissant et calme, va tout naturellement incarner les policiers, truands ou agents secrets « à la française », ce qui lui vaut d’emblée une très grande popularité. Une popularité bientôt encombrante d’ailleurs : Lino Ventura aura en effet quelque mal à se défaire de l’étiquette du « Gorille », héros bien français de toute une série de films d’espionnage auquel le public l’identifie bien malgré lui. Le « Gorille » aura tout de même eu l’insigne fonction de faire passer Lino Ventura des rôles de faire-valoir (notamment de Jean Gabin) à celui de vedette à part entière.

Le tendre « dur »

Avec Ascenseur pour l’échafaud (1957) de Louis Malle, Ventura s’essaye donc à un autre registre ce qui lui vaut l’attention des critiques qui signale son excellente prestation dans le rôle du commissaire Cherier. Il en est de même avec Montparnasse 19 (1958) où, à nouveau dirigé par Jacques Becker, il compose un portrait tout à fait ambigu de spéculateur en œuvres d’art. Promu tête d’affiche, Ventura peut désormais choisir ses rôles : il le fera avec prudence et circonspection, ce qui l’amènera trop souvent hélas à opter pour une certaine facilité. C’est ainsi qu’il restera totalement en marge de la nouvelle vague dont les cinéastes admirent pourtant, comme lui, le cinéma américain.

Ainsi, après avoir échappé à l’image du « Gorille » et à la suprématie de Jean Gabin, Lino Ventura s’enferme de film en film dans un nouveau stéréotype : le dur au cœur tendre. Si cette image lui confère un surcroît de popularité auprès du grand public, elle ne lui donne guère l’occasion de faire ses preuves sur le plan artistique. Excepté Classe tous risques (1960) de Claude Sautet, Un Taxi pour Tobrouk (également de 1960) de Denys de la Patellière et, surtout, Les Tontons flingueurs (1963) de Georges Lautner, où il s’essaie avec un certain bonheur à la comédie, force est de reconnaître que les films qu’il tourne au début des années 1960 ne dépassent guère le stade de la routine du cinéma commercial. On le retrouve également, au cours de cette période, à l’affiche d’un certain nombre de coproductions européennes réalisées en Italie, en Allemagne et en Espagne.

Le deuxième souffle

La seconde moitié des années 1960 sera nettement plus heureuse, sur un plan artistique, pour la carrière de l’acteur grâce notamment à trois films où il a enfin l’occasion de montrer l’étendue de son registre dramatique : L’Arme à gauche (1964), de Claude Sautet et, sous la direction de Jean-Pierre Melville, Le Deuxième Souffle (1966) et L’Armée des ombres (1969). Son jeu, tout aussi retenu que par le passé, a gagné en intensité et en profondeur. On oubliera, après ces trois incontestables réussites, ses malheureuses confrontations avec Mireille Darc dans Fantasia chez les ploucs (1970), transposition dans un cadre français du désopilant chef-d’ œuvre de l’Américain Charles Williams par Gérard Pirès, et avec Brigitte Bardot dans Boulevard du Rhum (1971) de Robert Enrico, deux ratages dont Lino Ventura est loin d’être le principal responsable. On le retrouve ensuite en voyageur de commerce affligé d’un encombrant candidat au suicide (Jacques Brel) dans L’Emmerdeur (1973), noire comédie d’Edouard Molinaro, et en père de famille dépassé par une Isabelle Adjani en pleine crise d’adolescence dans La Gifle (1974) de Claude Pinoteau, où il déploie des trésors de tendresse.

En 1976, les cinéphiles ne cachent pas leur perplexité en apprenant que Francesco Rosi, cinéaste réputé intellectuel, a décidé de confier le rôle principal de Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti) à Lino Ventura. Rosi à qui l’on demandait de justifier ce choix pour le moins surprenant répondit alors : « Il me fallait un héros solide, un homme qui n’ait rien d’un naïf mais qui soit honnête. » Et c’est bien ce que fut le populaire acteur français dans le rôle de l’inspecteur Amerigo Rogas chargé d’enquêter sur de mystérieux assassinats de juges italiens. Après cette expérience concluante, unanimement saluée par la critique, Lino Ventura se voit proposer des rôles plus fouillés dans lesquels la nuance prime enfin sur la puissance physique. « Jusqu’à maintenant dans mes films j’avançais les mains pleines de mitraillettes. Pour la première fois j’avance les mains nues », déclarera Lino Ventura après Un papillon sur l’épaule (1978) de Jacques Deray. En 1982, il trouve un rôle digne de la nouvelle orientation de sa carrière avec celui du forçat Jean Valjean dans Les Misérables, son seul film à costumes, de Robert Hossein.

Têtu, tenace, jamais découragé, mais toujours seul, il paraît dans Un homme en colère de Claude Pinoteau (1978), Espion lève-toi d’Yves Boisset (1982), se livre à un effrayant corps à corps avec Michel Serrault dans Garde à vue de Claude Miller, 1981), interprète le rôle de Jean Valjean, son seul film à costumes, dans l’adaptation des Misérables par Robert Hossein (1981), et retrouve pour sa dernière grande interprétation, La Septième Cible (1984), Claude Pinoteau qui, dès 1972, avait su cerner son personnage avec Le Silencieux.


TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.

RAZZIA SUR LA CHNOUF – Henri Decoin (1954)
Rebondissant sur le succès surprise de Touchez pas au grisbi, Gabin se lance en 1954 dans l’aventure de Razzia sur la chnouf. Un polar qui, grâce à l’habileté du cinéaste Henri Decoin, rejoindra tout naturellement la liste des grands films de l’acteur. Dans ce film, Gabin peaufinera le personnage qui dominera la seconde partie de sa carrière : le dur à cuire impitoyable mais réglo.

LE ROUGE EST MIS – Gilles Grangier (1957)
Sous la couverture du paisible garagiste Louis Bertain (Gabin) se cache « Louis le blond », roi du hold-up flanqué en permanence de Pépito le gitan, Raymond le matelot et Fredo le rabatteur. Un jour, ce dernier « lâche le morceau » à la police ce qui laisse planer le doute sur la trahison de Pierre, le frère du patron. Dès lors, tout s’emballe jusqu’au mortel affrontement avec Pépito. Comme au temps d’avant-guerre, Gabin meurt une fois encore une fois dans cette « série noire » au final tragique.

ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD – Louis Malle (1958)
Un couple d’amoureux, un mari importun, un crime minutieusement préparé et le hasard qui se met en travers du chemin : si l’intrigue n’est pas neuve, la façon dont Louis Malle concocte ce drame existentialiste à partir d’ingrédients classiques du film policier est inédite. 


LE DUO GABIN-VENTURA
En 1954, le héros de Touchez pas au grisbi fait la connaissance d’un jeune catcheur, sans savoir qu’il deviendra son « parrain de cinéma ». Partenaires dans six films, Jean Gabin et Lino Ventura connaîtront pendant vingt ans une amitié indéfectible.


BANDES ORIGINALES – BERNARD HERMANN