duminică, 14 septembrie 2025

[la IVe République et ses films] 2/10

 Histoire du cinéma

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – UNE ABDICATION FORCÉE (2/10)

Le cinéma, toujours fasciné par la grandeur du Grand Siècle, évoque Descartes, La Fontaine, Molière, Beaumarchais et Marivaux. Il admire également le panache romantique et la précision réaliste, tout en cherchant à remplacer la cadence des strophes et la vivacité du dialogue par des combinaisons d’images et de sons. Pendant l’occupation, le cinéma français, replié sur lui-même, s’épanouit en recréant un monde de rêve. Après la victoire alliée, il revient à la réalité, malgré la concurrence américaine. Les réalisateurs en vogue, tels que ClouzotGuitryCarné, Delannoy, Autant-LaraCayatteBecker, Clément, Allégret, Decoin, Christian-Jaque, Dréville, Daquin, Lacombe, Marc Allégret, René Clair et Julien Duvivier, travaillent avec ardeur pour affirmer la prépondérance de la France dans le cinéma mondial.


[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LA MOISSON DE LA LIBÉRATION (1/10)
S’écoule l’année 1945. Le bilan de la Saint-Sylvestre surprend et inquiète. Abstraction faite des films inspirés par le conflit et l’occupation, les premiers préposés aux opérations de qualité se sont embourbés dans des histoires battues et rebattues…


Le triomphe des Enfants du paradis, éblouissant feu d’artifice qui illumine la Libération, va peser lourd sur la suite de la carrière de Marcel Carné. Quel autre film pourra égaler, sinon dépasser ce monument ? Carné, Prévert, Trauner, Hubert, Thiriet, Kosma, se sont entendus et complétés pour agencer l’un des plus purs produits de la qualité française. Le cinéma, sans timidité, prodigue ses saluts au théâtre et à la pantomime. Les grâces vives et mélancoliques du dialogue exaltent l’hommage au romantisme. La majesté des décors, la magnificence des costumes enrichissent une histoire d’amour qui, au hasard des boulevards et des années, hésite et s’égare pour se noyer dans les remous de la mi-carême. La souplesse et le mordant de l’interprétation achèvent de situer l’œuvre sur un sommet difficile à reconquérir. Carné en a conscience. Il agit avec prudence et finit par choisir comme prétexte un ballet, Le Rendez-vous, dont l’argument est de Jacques Prévert et la musique de Joseph Kosma et qui a été bien accueilli. Prévert élargit le scénario à la mesure de Gabin qui revient des Etats-Unis et de Marlène Dietrich, désireuse de tourner à ses côtés. L’acteur traine avec lui sa mythologie et le poids des victimes de la société vouées à la fatalité et aux amours sans issue. Mais pour éviter de se complaire dans les réminiscences, l’action comprimée en une nuit va se situer dans un quartier bien défini de Paris : le Paris appauvri, glacial et équivoque de l’immédiat après-guerre. Sans recul.

C’est vouloir jouer sur deux tableaux. Il est téméraire d’invoquer des fantômes : le déserteur du Quai des brumes, l’ouvrier traqué du Jour se lève sont nés dans la fièvre des années tourmentées. La guerre a passé, leur image a pâli. On tente de la raviver mais les couleurs ont trop servi. On risque, de ce fait, le décalage entre les amours purement littéraires de deux créatures et la lassitude trop réelle qui accable le petit peuple parisien au sortir de l’occupation. Les vedettes vont heureusement imprimer aux rôles leur forte personnalité. Par ailleurs, Pathé s’inquiète des exigences du réalisateur. Le coût du décor monumental ( et pourtant nécessaire) de la station de métro Barbès lui paraît exorbitant. Or Gabin et Marlène se désistent. On craint la catastrophe et leur abandon va d’ailleurs nuire à l’exploitation. Les néophytes qu’on leur substitue (Montand, Nathalie Nattier) sont inexpérimentés. Leurs scènes ardues passent mal. Elles ennuient, et le symbolique Destin qu’ils rencontrent à chaque coin de rue sous l’apparence d’un clochard paraît bien daté et n’arrange rien.

En revanche, tous les comparses, du père de famille nombreuse (Carette) au cheminot résistant (Bussières) existent et touchent le public. Mais les auteurs – et c’est à leur honneur- ont enfoncé leurs doigts dans des plaies vives. Les portraits à l’emporte-pièce des deux collabos ou celui de la patronne du restaurant-marché noir surprennent et gênent certains. Ils ternissent l’image de la patrie, ils méritent la cabale. La présentation du film déchaîne les ragots et suscite des ricanements. Un des rares critiques à défendre Les Portes de la nuit fait la part des choses : « Sa première gronde qualité consiste à nous donner une image satisfaisante du temps où nous vivons. Le métro, le marché noir, l’épuration y tiennent sensiblement la même place qu’ils ont occupée dans la vie des Parisiens en 1945… En même temps, Marcel Carné a évoqué avec une intense poésie ces quartiers populaires qu’il avait déjà fait vivre dans Hôtel du Nord et Le Jour se lève. Je trouve assez vain de discuter le nombre de millions qu’a coûté la reconstitution du métro Barbès, parce que, grâce à elle, ce décor familier s’est animé pour la première fois à l’écran. Et le paysage du canal de l’Ourcq et de la gare de l’Est eux aussi jouent un rôle capital dans ce qu’on pourrait appeler le Songe d’une nuit d’hiver parisien.»

L’échec des Portes de la nuit n’en est pas moins patent. Rude coup pour la qualité française (et pourtant la symphonie des gris qui nimbent le suicide de Reggiani au petit matin est inoubliable). Carné s’en remet mal et Prévert, son compagnon, le déplore. L’année d’après, l’impossibilité de terminer un nouveau film, La Fleur de l’âge, va consommer leur rupture. Le réalisateur qui retrouve Gabin tourne alors de la façon la plus classique l’ascension de La Marie du port (1949), cette ambitieuse. Il espère beaucoup en Juliette ou la Clé des songes présenté à Cannes (1950). Là encore, on lui fait durement sentir que le temps n’est plus aux symboles, ni au délire onirique, et que les feux de la passion ne réchauffent plus les cœurs. Carné revient alors définitivement au réalisme de Jenny, son premier film. Est-ce en souvenir de Feyder, cet autre réaliste qui lui tendit la main, qu’il modernise Zola et situe Thérèse Raquin (1953) au flanc de la colline de Fourvière ? Avec un peu de masochisme, il installe Gabin et Arletty sur qui les ans ont passé dans la poussière des rings de boxe (L’Air de Paris, 1954). Son travail est toujours net, les décors minutieux, les détails méticuleux et pourtant l’étincelle ne passe plus. En 1958, sa peinture de la jeunesse souffre tout de suite d’accents romantiques, envahissants et fallacieux (Les Tricheurs) et, si elle contente le gros public, elle fait ricaner une partie de la critique.  [La IVe République et ses films – Raymond Chirat – 5 Continents / Hatier (1985)]



À suivre


LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.


[la IVe République et ses films] PAYSAGE APRES LA BATAILLE
Mai 1945, la France célèbre la victoire mais reste marquée par la fatigue, la pauvreté et la déception, tandis que l’épuration se poursuit. Malgré la condamnation de Pétain et l’exécution de Laval, les difficultés persistent. De Gaulle encourage la croyance en la grandeur nationale, même si le climat reste morose. Face à la concurrence artistique internationale et au passé controversé de certains écrivains, le cinéma apparaît comme un espoir pour la culture française d’après-guerre. Cependant, le secteur souffre d’un manque de moyens, d’infrastructures vétustes et d’une production jugée légère par un public avide de rêve hollywoodien, bien que les films réalisés à la fin de l’occupation aient montré des tentatives audacieuses malgré les difficultés.


duminică, 27 iulie 2025

BANDES ORIGINALES – BERNARD HERMANN

 

[playlist] BANDES ORIGINALES – BERNARD HERMANN

Véritable père de la modernité en matière de musique de film, le compositeur et chef d’orchestre américain Bernard Herrmann a trouvé ses alliances les plus fécondes avec Orson Welles et Alfred Hitchcock ; celles-ci ne doivent cependant pas faire oublier ses collaborations avec de nombreux autres réalisateurs, au premier rang desquels Brian De Palma et François Truffaut.

Né le 29 juin 1911 à New York dans une famille juive d’origine russe, Bernard Herrmann reçoit une formation musicale classique en matière de composition et de direction à l’université de New York, où il est l’élève de Philip James et de Percy Grainger, puis à la Juilliard School of Music de New York, où il travaille la composition avec Bernard Wagenaar et la direction d’orchestre avec Albert Stoessel.

Son désir de devenir un grand chef d’orchestre le hantera toute sa vie, même après sa reconnaissance comme un des plus importants compositeurs pour le cinéma. Il fonde d’ailleurs à New York, à l’âge de vingt ans, le New Chamber Orchestra. Au début des années 1930, il dirige des concerts à la radio américaine. La radio offre en effet une voie inattendue à son inspiration : Bernard Herrmann a compris que l’immense promotion de l’immédiat qu’offre ce médium est le moyen le plus puissant parce que le plus direct pour se faire connaître. En 1934, il est nommé directeur musical, chargé des émissions radiophoniques, au sein de la firme Columbia Broadcasting System (C.B.S.) et chef d’orchestre des séries estivales radiodiffusées de l’Orchestre symphonique de la C.B.S. Il écrit alors des fragments de musique qui accompagnent des émissions dramatiques… et des publicités. Que sa musique serve à mettre en valeur des biens de consommation ne le gêne en aucune façon : « Que l’un des produits de beauté les plus utilisés par les femmes permette de mettre en forme une dramatique ne me gênait pas ! Au contraire. Toutes les audaces étaient permises et flattaient l’annonceur. » Entre 1942 et 1955, Bernard Herrmann sera premier chef de l’Orchestre symphonique de la C.B.S., avec lequel il fera connaître des compositeurs américains et britanniques alors peu joués.


En 1938, Bernard Herrmann, dont la maîtrise professionnelle impose partout le respect, rejoint Orson Welles comme compositeur de la série radiophonique The Mercury Theater on the Air. Pour leur première collaboration, Welles et Herrmann provoquent un scandale et sèment la panique dans le New Jersey : l’émission radiophonique The War of the Worlds créée par Welles d’après l’œuvre de Herbert George Wells déclenche, le 30 octobre 1938, un mouvement de panique collective chez les Américains, qui se croient envahis par les Martiens.

Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Prelude
Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Susan’s room

Malgré son conservatisme et sa frilosité, Hollywood s’intéresse à ces deux trublions qui jusque-là étaient restés étrangers au cinéma. En 1939, Welles quitte la radio et rejoint les studios de la côte ouest avec une grande partie de son équipe du Mercury Theater, dont Bernard Herrmann. Leur premier essai est un tour de force : Citizen Kane (1941) est sans doute un des films les plus inattendus de toute l’histoire du cinéma ; en mettant en scène un personnage aussi énigmatique que le magnat de la presse William Randolph Hearst, Welles offre une réflexion politique quasi philosophique par le biais du cinéma. La manière dont Bernard Herrmann conçoit la musique est complètement nouvelle. Il opère une véritable révolution orchestrale – en rompant avec la tradition des grands tutti orchestraux pour mettre en relief des timbres isolés – et formelle : ayant compris que le mouvement linéaire des structures musicales s’accorde généralement mal aux structures cinématographiques, il compose des fragments plutôt verticaux qui s’opposent aux développements horizontaux de la narration filmique afin que la musique ne devienne pas une simple redondance des images. Même s’il utilise des leitmotive, il ne s’agit que de très courtes phrases qui ne s’intègrent pas à des thèmes développés. Mais, après Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson, 1942), Orson Welles et Bernard Herrmann vont interrompre à jamais leur collaboration : plus d’une demi-heure de la musique de Bernard Herrmann a été coupée au montage, en l’absence du réalisateur et sans que le compositeur ait été mis au courant. Lors de la sortie du film, Bernard Herrmann découvre que la majeure partie de la musique qu’il a composée a été remplacée par celle de Roy Webb. Malgré leur séparation, Bernard Herrmann parlera toujours de Welles avec beaucoup d’admiration et de respect : « Orson est le seul qui ait eu un background musical et culturel. Tous les autres metteurs en scène avec qui j’ai travaillé n’avaient même pas l’audace de me dire quoi que ce soit à propos de la musique. »

Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Xanadu
Citizen Kane – Orson Welles (1941) – Theme and variations

En 1951, Bernard Herrmann est l’un des premiers compositeurs à utiliser des instruments électriques – deux theremins, un violon et une basse – dans une partition cinématographique, pour The Day the Earth Stood Still de Robert Wise (Le Jour où la Terre s’arrêta).

Le Jour où la Terre s’arrêta (The Day the Earth Stood Still) – Robert Wise (1951)

En 1955, Bernard Herrmann commence à travailler avec Alfred Hitchcock, pour The Trouble with Harry (Mais qui a tué Harry ?). C’est pour ce film que le compositeur esquisse son célèbre accord – une septième majeure/mineure –, que l’on peut désigner comme l’accord hitchcockien par excellence puisqu’il va apparaître dans presque tous les films de ce réalisateur. Dans Psycho (Psychose, 1960), l’ambiguïté majeur/mineur de cet accord figure parfaitement la schizophrénie du personnage principal. Également présent dans Vertigo (Sueurs froides, 1958), cet accord résume toute la dialectique hitchcockienne du dehors et du dedans, du normal et du pathologique.

Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Prelude
Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Madeleine and Carlotta’s portrait

Bernard Herrmann a l’immense mérite de pénétrer immédiatement l’imaginaire du maître du suspense. Dans Vertigo, pour mettre en musique l’« idée fixe », cette recherche de la femme idéale, il fait référence aux compositeurs romantiques du XIXe siècle et choisit la même voie que Richard Wagner, auquel il fait allusion : il utilise comme lui un grand orchestre mais, surtout, s’inspire pour sa partition de celle de Tristan et Isolde, une de ses œuvres préférées. Référence parfaite puisque l’histoire de Vertigo présente des similitudes avec le Tristan de Wagner : les amants ne peuvent vivre pleinement leur amour, qui les mènera inéluctablement à la mort. Plus précisément, après la crise qui domine la première partie du film et se clôt avec la mort de Madeleine (Kim Novak), le protagoniste, Scottie (James Stewart), profondément abattu, passe quelque temps en maison de santé. Immédiatement après son rétablissement, on le voit regarder fixement l’immeuble où habitait Madeleine, pendant que le leitmotiv « d’amour » – une figure descendante de quatre notes – est joué par des cors d’harmonie, instrumentation romantique par excellence.

Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Nightmare and dawn
Sueurs froides (Vertigo) – Alfred Hitchcock (1958) – Love music

Mais la musique de Vertigo a surtout été pensée pour traduire le double vertige ressenti par Scottie : le vertige au sens littéral, c’est-à-dire le trouble qu’engendre en lui la peur de l’altitude, et le vertige au sens métaphorique, autrement dit le désordre émotionnel provoqué par le désir puis le sentiment amoureux qu’il éprouve pour Madeleine/Judy. Cette obsession de Scottie est d’autant plus vertigineuse qu’elle se porte sur une personne qui n’existe pas. Du point de vue de la mise en scène, Hitchcock traduit ce double vertige avec ce double aspect d’attraction et de répulsion en choisissant d’utiliser des mouvements de caméra rapides et brusques, comme des zooms avant et des travellings arrière. De son côté, et parallèlement à la caméra, le compositeur choisit de traduire le double vertige en utilisant des accords de septième qu’il fait jouer en arpège, qui ne sont jamais résolus et qui laissent le spectateur dans un état de malaise et d’instabilité totale. Mais le plus déroutant est le choix des tonalités : dès qu’il veut exprimer l’idée de vertige, Bernard Herrmann emploie la bitonalité ; si superposer deux tonalités ne constituait pas une nouveauté, la grande originalité du compositeur réside dans le mélange de deux tonalités qui sont généralement considérées comme incompatibles. C’est donc d’une façon tout à fait subtile que Bernard Herrmann transcrit musicalement les aspects à la fois physiologique et psychologique du malaise dont souffre Scottie et qui ne sont que les deux faces d’une même médaille. La musique met par ailleurs parfaitement en évidence le ralentissement du temps : par le retour du passé sur le présent, qui finissent par se mélanger, Hitchcock et Herrmann font parvenir le spectateur à une atemporalité parfaitement figurée par une musique en suspension, interrompue par ce thème de l’amour impossible qui clôt le film.

Mais qui a tué Harry (The Trouble with Harry) – Alfred Hitchcock (1955)
L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much) – Alfred Hitchcock (1956) – Prelude

Cinquième collaboration entre Bernard Herrmann et Hitchcock – après The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956, où Bernard Herrmann apparaît à l’écran dans la célèbre séquence du Royal Albert Hall à la tête de l’Orchestre symphonique de Londres, dirigeant la Storm Clouds Cantata d’Arthur Benjamin) –, North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959) offre au compositeur l’occasion d’écrire l’une de ses plus belles partitions pour un film qui apparaît comme l’un des joyaux du cinéaste. Loin des réminiscences romantiques de Vertigo, la musique de La Mort aux trousses apparaît gaie et entraînante, cachant sa réelle complexité sous une multitude de thèmes et variations. Pour accentuer la poursuite du film, Herrmann écrit un thème fondé sur un ostinato en doubles croches à 2/4 dont le caractère obsessionnel est renforcé par un accent violent qui marque chaque temps. La mélodie bouge peu ; elle se contente de suivre les personnages dans leur « zigzag ». Les formules répétitives de l’ostinato placent l’auditeur dans une situation de grande instabilité ; cet ostinato qui se nourrit d’une phrase harmonique dissonante évite toujours les consonances, même en fin de séquence : le générique de La Mort aux trousses se termine ainsi sans résolution, ce qui laisse le spectateur dans l’inconfort et l’incertitude. Bernard Herrmann manifeste ici pleinement sa maîtrise de la suspension dramatique.

Le Faux coupable (The Wrong Man) – Alfred Hitchcock (1956)
La Mort aux trousses (North by Northwest) – Alfred Hitchcock (1958)

La collaboration des deux hommes se poursuit avec The Wrong Man (Le Faux Coupable, 1956), The Birds (Les Oiseaux, 1963, un film sans musique mais dont Bernard Herrmann assure la supervision musicale des sons électroniques élaborés par Remi Gassmann et Oskar Sala) et Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964). Elle atteint un point de perfection rare mais va malheureusement se terminer lorsque Hitchcock rejette la partition de Bernard Herrmann composée pour Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966) ; quand Hitchcock arrive à la séance d’enregistrement de la musique, il découvre en effet que Bernard Herrmann n’a fait aucune concession dans ses choix d’instrumentation : la composition de l’orchestre, dépourvu de cordes et comprenant douze flûtes, seize cors et neuf trombones, n’est pas acceptée par le réalisateur. Hitchcock remplacera la partition de Bernard Herrmann par une musique de John Addison.

Psychose (Psycho) – Alfred Hitchcock (1960)
Pas de printemps pour Marnie (Marnie) – Alfred Hitchcock (1964) – Prelude / Marnie

Parmi les autres films dont Bernard Herrmann signe la musique dans les années 1940 et 1950, citons : All that Money can Buy de William Dieterle (Tous les biens de la Terre, 1941), également connu sous le titre The Devil and Daniel Webster, qui lui vaudra son seul oscar ; Jane Eyre de Robert Stevenson (1944) ; Hangover Square de John Brahm (1945) ; Anna and the King of Siam de John Cromwell (Anna et le roi de Siam, 1946) ; The Ghost and Mrs. Muir (L’Aventure de Mme Muir, 1947) et Five Fingers (L’Affaire Cicéron, 1952), tous deux de Joseph L. Mankiewicz ; Garden of Evil d’Henry Hathaway (Le Jardin du diable, 1954) ; The Man in the Gray Flannel Suit de Nunnally Johnson (L’Homme au complet gris, 1956) ; The 7th Voyage of Sinbad de Nathan Juran (Le Septième Voyage de Sinbad, 1958) ; The Naked and the Dead de Raoul Walsh (Les Nus et les morts, 1958) ; Journey to the Center of the Earth de Henry Levin (Voyage au centre de la Terre, 1959).

Jane Eyre – Robert Stevenson (1943)
Hangover Square – John Brahm (1945)
L’Aventure de madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir) – Joseph L. Mankiewicz (1947)
L’Affaire Cicéron (Five fingers) – Joseph L. Mankiewicz (1952)
Le Septième Voyage de Sinbad (The 7th Voyage of Sinbad) – Ray Harryhausen (1958)
Voyage au centre de la Terre (Journey to the Center of the Earth) – Henry Levin (1959)

Confronté à la demande pressante des producteurs d’Hollywood en faveur d’une musique plus « mélodieuse », Bernard Herrmann quitte les États-Unis pour Londres, où il va passer les dix dernières années de sa vie. François Truffaut, grand admirateur du maître du suspense, fait appel à lui pour la musique de Fahrenheit 451 (1966) et pour celle de La Mariée était en noir (1967). Bernard Herrmann travaille ensuite avec Brian De Palma pour Sisters (Sœurs de sang, 1972) et Obsession (1975). En 1975, il signe sa dernière partition cinématographique pour Taxi Driver de Martin Scorsese. Le thème du blues au saxophone avait originellement été composé comme une musique qui devait être jouée de manière intégrée à l’action. Ce blues rend hommage à la longue tradition cinématographique qui veut que jazz rime avec décadence urbaine et corruption. Finalement, le metteur en scène l’a adopté comme thème récurrent de son film, estimant que ce leitmotiv lui permettait de mettre en place le fondement psychologique de l’action. En effet, ce magnifique thème de jazz atteint un très haut niveau de signification car il n’est ni la transposition, ni l’explication, ni encore moins la répétition pléonastique de ce qui se déroule à l’écran. Il est plutôt un flot continu qui irrigue véritablement tout le film.

Fahrenheit 451 – François Truffaut (1966)
La Mariée était en noir – François Truffaut (1967)
Taxi Driver – Martin Scorsese (1976)

À la fin des séances d’enregistrement de la musique de Taxi Driver, le 24 décembre 1975, à Los Angeles, Bernard Herrmann succombe à une crise cardiaque. L’immense qualité du travail de Bernard Herrmann dans l’univers du cinéma est issue de la démarche qu’il a adoptée pour écrire. Il a déclaré que son inspiration venait toujours du film lui-même : « La musique de film, c’est le cinéma. Elle fait partie intégrante de ses procédés créateurs. Ce n’est pas quelque chose que l’on ajoute après coup. » [Juliette GARRIGUES, « HERRMANN BERNARD (1911-1975) », Encyclopædia Universalis]



[la IVe République et ses films] 2/10